«Quartett» à tête

 

 

Bob Wilson met en scène Isabelle Huppert et Ariel García Valdés dans la pièce de Heiner Müller. Eblouissant.

Par René SOLIS

QUOTIDIEN : Samedi 30 septembre 2006 - 06:00

Quartett de Heiner Müller, m.s. Bob Wilson, Odéon-Théâtre de l'Europe (Festival d'automne), mar.-sam. 20 heures, dim. 15 heures. Jusqu'au 2 déc. Rens. : 01 44 85 40 40.

 

Deux anciens amants se retrouvent pour interpréter un jeu de rôles sadique ; ils échangent leurs personnages pour mieux s'envoyer des horreurs en face, et transforment leur joute verbale en champ de bataille où les corps et les désirs finissent à l'état de jouets cassés. Heiner Müller prétendait n'avoir à peu près pas lu les Liaisons dangereuses, dont s'inspire Quartett. De fait, on l'imagine mal décortiquant patiemment le texte de Laclos. Qu'il ait approché l'original de près ou de loin ne change pas grand-chose ; Quartett est un texte saisi par la fièvre, un chef-d'oeuvre en 22 pages qu'on pourrait comparer à un diamant noir : tranchant, obscur, éblouissant, inusable. Où l'on découvre toujours des éclats nouveaux.

 

Ainsi, sur la scène de l'Odéon, dans la bouche du Valmont qu'interprète Ariel García Valdés en habit rouge et maquillage de Méphisto de cinéma muet, cette phrase quelques minutes avant la fin : «Je suis une encyclopédie à l'agonie, chaque mot est un caillot de sang», dite en un balancement entre le calme et l'étonnement, dernière pulsation d'un coeur en train de se vider, et ultime révélation sur le «sens» de l'oeuvre.

Ouverte. C'est à l'illustration de cette «encyclopédie à l'agonie» que s'emploie Bob Wilson. Après une version en allemand et une autre en anglais, le metteur en scène américain revient pour la troisième fois en douze ans à l'oeuvre maîtresse de celui qui fut, selon ses termes, « l'un de [ses] meilleurs amis». Dans un texte de présentation du spectacle, Wilson raconte cette amitié. Et révèle que Müller avait vu la première mise en scène de ce Quartett : «J'y avais distribué cinq acteurs. Heiner a voulu savoir pourquoi il m'en avait fallu cinq. Ma réponse l'a fait rire : "Parce que c'est un quartette."» 

Dans la longue série des spectacles signés depuis trente ans par Bob Wilson, il peut être, sinon judicieux, du moins commode, d'opérer une distinction entre ceux dont la porte est ouverte et ceux dont la porte est fermée. On a tendance à ranger dans cette dernière catégorie ceux où la forme - parfaite - semble cadenasser l'oeuvre, la transformer en objet manufacturé, lui-même clone ou plagiat d'un précédent, etc. De là une dénonciation pas toujours fondée du caractère mécaniste de l'art de Wilson, qui expliquerait la sensation d'étouffement du sens par un objet qui corsetterait l'imaginaire des spectateurs.

Dans Quartett, au contraire, «tout est ouvert». C'est Wilson qui le dit de la pièce de Müller et cela s'applique à son spectacle. Où l'on retrouve sa patte : lignes géométriques et lumières couperets, jeux de couleurs sophistiqués, acteurs et danseurs aux gestes de poupées mécaniques, amplification et distorsion des voix, cassures musicales... Et où, en même temps, humour et invention incitent en permanence à ne pas se laisser intimider. Le spectacle est bien à l'image de la réponse du metteur en scène à l'auteur : « Pourquoi cinq ?» Parce que quatre ! Les voilà qui entrent en scène à tour de rôle, devant une grande toile peinte, un paysage à sujet mythologique, un Déjeuner sur l'herbe version XVIIIe siècle, inspiré d'un Franz Wouters (1612-1659).

Femme-pantin. La pantomime est menée par un vieillard en longue chemise blanche (Philippe Lehembre), figure ricanante, en laquelle on peut voir une allégorie de l'auteur, de la vieillesse et de tout ce qu'on voudra, et par deux danseurs de sexe opposé (Rachel Eberhart et Benoît Maréchal) (La jeunesse ? Les amants ? Quelle importance ?), précédant le couple Valmont-Merteuil. Lui donc (García Valdés), en Diable de Murnau, elle, Isabelle Huppert, en femme-pantin, somptueuse robe mauve à la chevelure cimentée, dame de carreau enchantée de la contrainte.

La toile se lève - « Un salon d'avant la Révolution française», écrivait Müller dans ses indications de décors, en ajoutant juste après : «Un bunker d'après la Troisième Guerre mondiale.» De fait, le plancher est noir, et le plateau largement vide, hormis de ces chaises que dessine depuis toujours Wilson, un étrange canapé mobile et un rideau diaphane, qu'à plusieurs reprises manipulent à vue les techniciens, en un geste qui remet l'artisanat - la poésie - au coeur de la machine.

Don de cassure. Contrainte, Huppert ? Voire. Dès les premières phrases, dites en accéléré et répétées plusieurs fois, «Valmont. Je la croyais éteinte votre passion pour moi. D'où vient ce soudain retour de flamme [...]», elle est celle qui domine tous les rouages wilsoniens. On croit ne rien saisir, on entend chaque syllabe, à mesure qu'elle s'enfonce dans le texte, en restitue la densité et l'humour noir, la capacité à résonner en chacun de façon différente. D'abord moins précis, mais de plus en plus gagné par l'élégance de qui s'amuse, García Valdés sait bien que dans ce jeu de massacre, il a tout à gagner à rester lui-même, sulfureux et désarmant. Il y a surtout, pour tous les deux, l'évidente jouissance que provoque un théâtre qui, comme le notait Müller, supprime toute transition. Wilson possède un incroyable don de cassure, pour passer d'un extrême à l'autre et pour ouvrir des failles au coeur même du spectacle. Quand, face à un texte aussi inépuisable que Quartett, sa virtuosité prend le risque de l'imprévisible, cela donne un formidable moment de théâtre en liberté.