Le mystère de la femme en noir

Nouvel Observateur, mai 1978

 

Meurtrière cynique, amoureuse éperdue ou justicière ? Chabrol, sans choisir, nous présente une parricide dont le procès fit bouillonner la France des années 1930.

 

On imagine peu aujourd'hui les tumultes soulevés par le seul nom de Violette Nozière. Une auréole maléfique plaçait le jeune criminelle quelque part dans le pandémonium des « monstres », entre un Landru sans cuisinière et qui n'aurait pas eu le souci du nombre ni le goût de collectionner les victimes, et un capitaine Dreyfus qui aurait attenté non plus à l'Honneur, à l'Armée, à la Patrie, mais à la Famille. Dans le début des années 1930, on assistait à la naissance des fascismes mussolinien et hitlérien et la France se divisait avec véhémence, pour ou contre la défense des valeurs occidentales considérées en péril sous la double menace des juifs et des rouges. Le nom de Violette Nozière s'étalait en capitales charbonneuses à la une de toute la presse, alors plus présente et plus puissante qu'en notre époque de télévision. Sa lugubre histoire, mise en couplets pathétiques, inspirait les chanteurs de complaintes au coin des rues. Mes parents (comme tout cela est proche, comme tout cela est loin) évitaient de se faire l'écho des commentaires provoqués par le drame ; mais pas les copains pendant les récrés. Ils reprenaient l'opinion de leur famille. Violette Nozière n'était qu'une pute ignoble, une tarée, un cœur de pierre et il était fort regrettable que la grâce du président Lebrun ait empêché que justice, et bonne justice, ne se soit faite. Opinion généralement partagée dans ce colle de Beauce où les paysans ont à la fois le sens de la famille (la famille, c'est la terre) et la passion des économies. Que la « misérable » Violette ait chapardé les picaillons paternel pour entretenir un vulgaire petit maquereau rêvant Bugatti et bagouze en or leur paraissait aussi impardonnable que le meurtre même.

 

Pas d'erreur judiciaire

 

Les surréalistes, eux, Eluard, Breton, Desnos, avaient sacré dans l'empoisonneuse une héroïne de l'antifamille; une Jeanne d'Arc brandissant la bannière, noire fleurdelisée sang, de la Résistance au conformisme moral et essayant, à la seul échelle qui lui était possible, l'échelle individuelle, de bouter hors de son espace, comme l'autre les Anglais hors de France, les dégueulasses et les pourris au premier rang desquels elle plaçait son père. Une Charlotte Corday, belle exécutrice de l'ignoble autorité paternelle ; une émule de la bande à Bonnot qui n'hésitait pas à se faire justice elle-même puisque rien n'était à espérer d'une société viscéralement solidaire de l'institution familiale.

 

Que Violette Nozière ait été coupable : aucun doute. Il n'y a jamais eu erreur judiciaire, comme pour Dreyfus. Elle avoué reconnu tous les faits avec un calme et une lucidité qu'on devait lui reprocher comme le signe majeur de son insensibilité et qui jouent contre elle auprès des jurés.

 

Chabrol se garde bien de prendre parti pour ou contre. Il ne juge pas, je crois même qu'il ne tente pas de faire comprendre le personnage de Violette Nozière. Loin d'éclaircir le mystère., il l'épaissit. Et c'est là que le film me parît diablement fort. Aucun plaidoyer, Dieu merci. C'est de l'ainti-Caytte. Voici la « misérable » Violette, nous dit Chabrol. Voici comment elle était, s'habillait, se comportait chez elle, avec sa mère, avec son père, avec son amie, avec son minable mac &endash; aucune idéalisation. Voici ce qu'elle a fait, commis ; tels ont été ses réactions, ses gestes, ses paroles. Mais ses pensées? Chabrol, dès le début, nous présente une furtive silhouette noire. Elégante, plutôt fine, habillé « plus vieille que son âge » - sans doute par désir de s'affranchir de l'emprise paternelle. Coiffée d'un chapeau cloche (c'était le mode) également noir. La personne de Violette se limite en quelque sorte à un demi -visage tantôt blême, tantôt maquillé, plut^ot clos, habité d'un regard où Isabelle Huppert sait faire passer des lueurs difficilement lisibles.

 

Oui donc est Violette Nozière? Une mythomane? Une systématique faiseuse de scandale qui fume dans la rue (quelle honte !), s'amuse à farder les statues ou à « allumer » les hommes pour mieux les humilier ensuite par un refus ? Une pauvre gourde à ce point affamée d'amour qu'elle se laisse piéger par le premier bellâtre baratineur ? Plus grave : une malade, victime d'une syphilis refilée par papa ? Et peut-on rendre responsable du comportement de la jeune femme ce tréponème baladeur indécis ? Plus grave encore : a-t-elle été, la « misérable » Violette, traumatisée fort jeune par les relations sexuelles imposées par son père &endash; qui n'était d'ailleurs pas son vrai père? Et cette histoire d'inceste, est-ce mensonge, fantasme, réalité douloureuse ? Sur ce chapitre, Chabrol respecte une discrétion, chez lui peu habituelle, et qui contribue avec efficacité à l'obscurcissement de « l'affaire ». Pour Chabrol, Violette Nozière est une jeune femme nocturne, qu'il entend laisser nocturne.

 

Autour de cette femme en noir dont le parfum nous échappe et qui traverse le film comme une somnambule marchant sur le bord d'un toit, Chabrol construit l'intrigue avec habileté.

 

Quelques falsh-back brumeux, heureusement rares, nous apportent les deux, trois renseignements biographiques utiles sur l'enfance et l'adolescence de Violette. L'important, c'est évidemment le portrait de Violette ; la caméra de Chabrol ne la quitte pas, elle tourne autour de cette frêle femme frileuse, tantôt follement hardie, amoureuse avec élan, ou débordante, contre tout l'appareil social, de cette haine que les surréalistes ont aimée, tantôt alors aussi fermé que le demi-visage entre fourrure coupant le cou et chapeau mangeant le front.

 

Vous êtes tous des nains

 

Après le portrait &endash; et sans prétendre pénétrer le secret du personnage - , Chabrol présente la famille. Là non plus, aucune trop facile simplification démagogique : les parents ne sont pas des salauds. Et puis voici l'acte. La minutie de la préparation. Son exécution (la scène est admirable). Le sang-froid de l'empoisonneuse.

 

On pourrait craindre que, le meurtre accompli, le film ne retombe. C'est le contraire qui se produit. Intervention de la justice, confrontation de la mère et de la fille (autre scène admirable), procès, émeutes obscènes de la foule assoiffée de mise à mort &endash; tout est emporté au galop. Chabrol achève de raconter l'histoire dont il avait entrepris le récit &endash; mais il peut courir à présent, c'était Violette qui le passionnait, qui le retenait, Violette d'avant et de pendant l'empoisonnement du père. La Violette au secret.

 

Tous les éléments de la tragédie sont là. Avec son désir de « Grandeur »(« Vous êtes tous des nains »), avec son espoir d'amour fou, avec la violence de sa haine, Violette est une héroïne tragique. Mais Chabrol a évité le piège. L'affaire Nozière reste un fait divers. Un fait divers sensationnel, oui &endash; mais ce n'est tout de même pas les Atrides de la Troisième République. La banalité des décors quotidiens, en particulier celui des intérieurs 1930 ; la banalité des parents (Jane Carmet amateur de belote, pas si mauvais bougre en somme, et Stéphane Audran qui campe une madame Nozière avec une autorité pathétique, des déchirements, des sursauts d'affection maternelle, une peur du scandale qui font de ce rôle le meilleur qu'elle ait jamais joué), Chabrol les respecte, les cultive. Le rêve de Violette, après tout, c'était d'aller aux Sables-d'Olonne avec son amant.

 

Plaisir de retrouver Chabrol comme on l'aime : costaud et rapide, l'œil attentif au plus petit détail, machiavélique dans le montage et retrouvant le tour de main (qu'il semblait avoir perdu) de son maître hitchcock.

 

Par Jean-Louis Bory