Cannes 78: coup d'envoi

L'Express, mai 1978

 

Une « empoisonneuse » des années 30, un pourvoyeur de drogue américain, une prostituée de 12 ans à La Nouvelle-Orléans. Trois fait divers, trois films en compétition. En vedette, le dernier Claude Chabrol, « Violette Nozière », avec Isabelle Huppert, éblouissante.

 

Depuis quelques années, Claude Chabrol se gaspillait, se dispersait. Bon an, mal an, il fournissait son film, livraison de bonne facture, mais comme désinvolte. Ooubions… Car voici que, d'un seul coup, en deux heures trois minutes, il retrouve, avec « Violette Nozière », éclat, rigueur, chaleur et conviction. Renouant enfin avec l'ambition des ses débuts, il décortique un être et son ambiguïté, corps et âme plongés dans le huis clos d'une société en décomposition.

 

Certes, au départ, «Violette Nozière» n'aurait pu être pour le cinéaste qu'un fait divers exemplaire. 1933, une jeune fille de 18 ans empoisonne père et mère. L'opinion se passionne. Au coin des rues, accordéon à l'appui, on chante son méfait : »Elle commit ce crime monstrueux &endash; Pour aller faire la noce &endash; danser, boire, changer d'amis &endash; Roulait déjà fille précoce &endash; Dans les hôtels et boîtes de nuit.. » Ailleurs, du côté des surréalistes, Paul Eluard la voit plutôt rêvant de défaire « L'affreux nœud de serpent des liens du sang ». Condamnée à mot, elle est graciée par le président Albert Lebrun, puis Pétain ramène à douze ans sa peine de travaux forcés et, en 1945, le général de Gaulle annule une interdiction de séjour de vingt ans avant que la cour de Rouen prononce, en 1963, sa réhabilitation…

 

La rumeur nazie.

 

Mais Chabrol ne s'en tient pas uniquement à l'histoire (au demeurant fort bien reconstituée par Jean-Marie Fitere dans un livre dont il s'inspire à la lette). Il « fouaille », comme il l'a dit, ;'esprit et le comportement de son héroïne. Il s'immisce (et nous derrière lui) dans sa vie quotidienne, univers crispé avec baisers paternels furtifs et frôlements douteux. Il épie et dissèque son besoin de mentir et ses dégoûts. Il nous rend complices, nous initie au drame, à ses prémisses. Nous met lentement, sourdement en état de compréhension.

 

Nulle astuce flagrante pour nous conduire à cette participation. N'était, peut-être, après une rapide et classique présentation du personnage, l'habitude que Chabrol nos impose de suivre Violette, d'étouffer avec elle, mal à l'aise, encombrée, dans l'étroitesse d'esprit et des lieux où elle vit. Et ces fugues nocturnes. Et cette époque dont la rumeur &endash; Hitler s'empare de l'Allemagne &endash; filtre à travers les épais rideaux d'une morale ankylosée.

 

Il fallait, pour jouer le jeu mieux qu'une comédienne : une inspiratrice, Isabelle Huppert est Violette. Elle entraîne le film. Le happe. Lui souffle sa mesure. Et nul doute qu'il y eut, pour Chabrol, entière confusion momentanée entre son héroïne et son modèle. Juxtaposition parfaite jusqu'au vertige. Le tout dans une économie de gestes et de paroles. Gamine aux joues roses ou menteuse maquillée, prise au piège de son imagination mais toujours à la lisière de l'inexorable. Devant elle, malhabiles, empêtrés dans leur mauvaise conscience et la peur du qu'en0dira-t-on, agaçants et émouvants, Jean Carmet et Stéphane Audran &endash; les parents &endash; complètent avec une rare justesse ce douloureux trio.

 

Quelque temps avant qu'il soit choisi pour représenter la France à cannes et sortir sur les écrans, le 24 mai, les héritiers de Violette Nozière (elle avait épousé le files du greffier de sa dernière prison et lui a donné cinq enfants) s'étaient émus de l'opportunité d'un tel film. Ils l'ont vu et ont donné leur accord. Rien d'étonnant à cela, Chabrol réussissant, ici, le portrait d'une femme en butte à son milieu plus que celui d'un être qui défraya la chronique, une psychanalyse filmée plus qu'un réquisitoire.

 

Et, dans l'affaire, le cinéaste aussi se réhabilite.

 

Par Michel Delain