Isabelle La Dentellière

Elle, mai 1977

 

"La Dentellière" de Claude Goretta, d'apres le roman de Pascal Laine, Prix Goncourt 1974, rested ecidement l'un des evenements du dernier festival de Cannes. Par la reussite de la realisation de Claude Goretta, par l'interpretation bouleversante d'Isabelle Huppert. Revelation pour certains, confirmation pour la plupart, Isabelle est desormais indiscutable. Elle avance dans le meme temps d'autres preuves en jouant "On ne badine pas avec l'amour", d'Alfred de Musset, mis en scene pas sa soeur Caroline aux Bouffes-du-Nord. Mais pour le grand public elle est maintenant Pomme la dentelliere. Au point que l'on peut risquer de confondre l'actrice et son personnage, meme si cette confusion n'est due qu'au seul talent.

 

Elle s'approche. Elle l'arrête. Elle attend. Isabelle Huppert ou Pomme la dentelliere? l'actrice ou son personnage? une et l'autre viennent de con- iaitre a Cannes I'un des succes du festival. Un de ces succes éclatants que la discretion de heroine de Pascal Laine pourait d'evidence ne pas laisser revoir. Mais voila: Claude Goretta, venu de Suisse avec des films comme "L'invitation", ou "Pas si mechant que ca" épinglés à son son tableau d'honneur, a donne une forme a cette dentelliere litteraire, et a cette forme Isabelle Huppert a donne une ame. Le roman est connu: François est etudiant, fils de notable, riche. Beatrice, qu'on appelle Pomme, est apprentie dans un salon de coiffure, et modeste et pauvre. Ces deux adolescents que tout separe vont se croiser, s'aimer, jusqu'au jour ou la barriere sociale et culturelle, les differences meme du langage eloignent le garcon et laissent seule et brisee l'adolescente qui s'est tue. "Un peintre en aurait fait autrefois le sujet d'un tableau de genre, ecrit Pascal Laine. Elle aurait ete lingere, porteuse d'eau ... ou dentelliere." Ce pourrait etre en somme un autre "Love Story", c'est par la grace d'un metteur en scene et d'une comedienne d'exception bien autre chose. Isabelle Huppert ne pleurniche pas, ne frise pas la crise de nerfs. Mais quand elle aime on sent la confiance donnee, meme si elle n'est pas dite, lorsqu'elle sombre, la cassure cachée epin- et irremediable. Retenue, vie interieure, aveux balbuties, decidement c'est plutot l'echo d'une autre heroine, cette Princesse de Cleves, aimante, mourante qu'imagina Mme de La Fayette il y a plus de trois cents ans. Et c'est vrai qu'Isabelle Huppert est de celles qu'on n'entend pas marcher, qu'on ne voit pas entrer dans une piece. Seulement, quand elle est la, au milieu de trente personnes, c'est elle finalement que l'on remarque et dont on se souvient. Discretion, calme, retenue, tendresse, reverie, simplicite, naturel, ce sont les mots qui viennent quand elle s'assied, une jambe repliee sous elle et les mains sagement croisees entre les genoux. Et puis elle sourit-a peine-et d'autres mots surgissent qui ne sont plus ceux qui pourraient permettre de la confondre avec la dentelliere: attention, distance, jugement, ironie, equilibre, lucidite, et la tres claire franchise de quelqu'un qui se connait et tient en main ses guides.

 

 

Bien sur, ce n'est pas un hasard si, lorsque j'ai lu le livre de Pascal Laine, j'ai eu envie de jouer le role de Pomme. Parmi les autres je me tais comme elle, je regarde, j'ecoute. Je ne juge pas. Je m'amuse parfois. Je retiens. Je compare. Timidite. Sans doute. Et je n'irais pas crier mes sentiments, plaider ma cause. Mais de la a tomber dans la nevrose ... Je sais que les gens auront de moi une image qui n'est pas exacte. Que je suis differente ailleurs. La camera est un prisme deformant. Elle est comme les journalistes qui vous interviewent (sourire), elle vous trahit ... En meme temps ... En meme temps elle vous vole, quoi? quelque chose qui vous appartient.

 

C'est curieux le succes. On se sent bizarre, et en meme temps degage. On a l'impression d'arriver a un terme ou a un commencement. Je suis heureuse, bien sur. Et en meme temps je prends mes distances. Cannes, le festival, les applaudissements, il ne faut pas etre dupe. On joue, ici, un jeu fugace. Un jeu que je me sais capable de jouer. Sinon je ne serais pas comedienne.

 

 

Et qu'est-ce que c'est pour vous, être comédienne?

Etre comedienne? C'est pour moi une facon de faire signe. Je suis tres naive, vous savez. On me voit solide, alors que je me crois fragile. Si l'on me voit ainsi c'est aussi que je le suis. Un etre humain est comme un iceberg, la plus grande partie est sous la surface.

 

 

Elle a 22 ans, Isabelle Huppert, des annees entieres a depenser et du charme a revendre. "J'ai toujours eu de tres fortes racines", remarque-t-elle. Enfance heureuse, parents chaleureux, une grande maison a Ville-d'Avray et trois sœurs et un frere. J'ai fait de la danseet je revais d'etre danseuse. Mais comme je suis paresseuse et impatiente, j'ai finalement fait du theatre pensant que j'arriverais a des resultats plus rapidement". Centre de la rue Blanche, Conservatoire (classe de Vitez), des certificats de russe, figuration a la television, silhouettes, bouts de roles, dramatiques avec Claude Santelli. Sur les plateaux on lui dit: "Vous ne ferez jamais du cinema avec les joues rondes que vous avez". Pourtant le cinema suit. "Aloise", "Dupont La Joie", "Le Juge et l'Assassin", "La Dentellière"...

 

 

Et si ca avait rate?

Je me serais mariee et j'aurais eu des enfants.

 

Vous auriez eu des regrets?

Non. Le cinema c'est un bea piège qui déplace les choses.

 

Pourtant vous en faites?

Citez-moi un metier qui soit pour une femme plus épanouissant.

 

II vous rassure?

J'ai peur du succes. Si on n'est pas vigilant ca vous dévore...

 

 

Alors ...

Alors il faut sans cesse parti recommencer. Une carriere ça ne se gere pas avec avarice. L'autre jour, aux Champs-Elysees, je me suis arrêtée au pied d'une grand affiche de "La Dentelliere", auec ma tête gigantesque au-dessu du trottoir. Croyez-moi ça voous rend à la fois detachée et drôlement responsable. Peut-être même intrepide. Elle vient sans hes ter de commencer une serie d representations de "On ne badi ne pas avec l'amour", au theatre de Bouffes-du-Nord, Jouant sa succes sur une salle seduisant mais en marge, avec une piece classique decapee par sa soeur Caroline, autre risque-tout. Des les premiers soirs, le puplic lui donne raison. Elle reve maintenant du "Misanthrope" où, en Célimène, son sourire ironique ferait merveille. Et lit Beauvoir et Rilke. "Et puis quoi, ajoute-t-elle, jouer c'est se defouler. sinon qu'est-ce que je ferais de tout ce bouillonnement intérieur".

 

Vous avez peur?

Pour une fois, elle ne repond pas directement, mais biaise par une question. "Vous n'avez pas peur, peur de vieillir, ou de vieillir mal ? (Un temps). Vous n'avez pas peur de la mort vous?" Très vite elle reprend les rênes. "Voilà une conversation bien serieuse". Elle rit. "tout ça ne m'empech pas de faire des orgies de gâteaux et de glaces. Et de vivre ... Et elle se lève, Isabelle, bleue et blanche, sourire en coin. Jeune, très jeune. Image légère et forte. Elle vient d'avoir 22 ans. 22 an sans detours et bien qu'en haut de l'affiche sans faux-semblant. "L'important, dit-elle, c'est de garder les yeux ouverts".

 

par RENE BERNARD