"Jouer sur scene donne une autre dimension"

 

Paris Match Paris Match N° 2078

23 mars 1989

Photo: Françoise Prouvost

 

L'Âme Slave Est Sa Vraie Nature

Paris Match N° 2078, 23 mars 1989

Au théâtre Edouvard-VII, Isabelle Huppert triomphe dans « Un mois à la campagne », de Tourgueniev. Et si le rôle de Nathalia Petrovna révélait la vraie dimension d'Isabelle ? L'écrivain Edmonde Charles-Roux, de L'académie Goncourt, nous l'explique.

 

Pauvre Nathalia… Rien ne laisserait prévoir que des vacances parmi les siens, dans une propriété située, la laisserait foudroyée, perdue d'amour. Isabelle Huppert tient avec une rare maîtrise le rôle de Nathalia Petrovna. Elle est fascinante dans ce personnage de jolie Russe. Nathalia Petrovna est de la meilleure société. Elle approche sans crainte de la trentaine. Elle a un front bombé, un regard volontaire, le teint clair clair, une élégance naturelle, une taille parfaite. Elle se veut sage et se sait belle. Elle le sait même un peu trop. Elle règne sans partage sur la grande demeure familiale tandis que son mari, lui, règne sur les terres et sur les serfs qu'il exploite. On est encore à une époque où terres et serfs ne font qu'un. Acradi Sergueitch Islaev a donné à Nathalia un fils, Kolia, un petit garçon joli comme un cœur, vif et espiègle. Kolia grandit, entouré des soins attentifs de sa mère. Divers précepteurs veillent à son éducation, car on n'allait pas à l'école dans la Russie de 1840. Quand on était riche on était éduqué à domicile, quand on était pauvre on était illettré. Le mari de Nathalia n'est ni très beau, ni très cultivé. Il n'est pas non plus un grand seigneur mais un riche propriétaire, ce qui n'est pas la même chose.

 

La propriété des Islaev est donc loin de tout. On y mène dans un décor élégant une existence indolente, paresseuse. Que faire aux heures chaudes du jour ? On fait un tour de jardin, puis on joue au whist, entre soi, dans la faîcheur des salons. Nombreux sont les habitants de cette maison qui se retrouvent tous les jours, dans les mêmes pièces, aux mêmes heures et autour des mêmes tables. Tables de jeu… Tables de repas. Il y a réuni là tous les inévitables compagnons des propriétaires terriens russes du XIXe siècle. Ce sont les précepteurs de Kolia, le « hauslehrer » qui parle plus volontiers l'allemand à son élève que russe, il y a dame de compagnie de la mère d'Acradi, la bonne grosse Lizaveta Bogdanovna, restée vieille fille et qui en souffre, il y a la jeune pupille de Nathalia, Verochka, la douce orpheline que la famille Islaev a recueillie et qu'elle élève à ses frais. Mais ce n'est pas tout : il y a l'intime parmi les intimes, il y a Rakitine, le meilleur ami du maître de maison. Rakitien est toujours là où se trouve Nathalia. Il est de toutes les villégiatures. Il va où elle va. Quand Nathalia quitte Moscou, Rakitine la suit. Il passe avec elle un mois à la compagne. Rakitine tien dans la vie de Nathalia le rôle de l'amoureux transi. Il l'aime, elle le sait et elle aime qu'il l'aime. Mais elle ne s'est jamais donnée à lui, ce qui ne fait le bonheur ni de l'un ni de l'autre. Que faire, que faire, mon Dieu, par ces jours de chaleur dans une maison où il ne se passe rien et où un drame insoupçonné couve comme braises sous la cendre ? « Peut-on cacher l'ennui, se demande Rakitine ? On peut tout cacher mais pas l'ennui. » Or c'est clair, Nathalia Petrovna s'ennuie terriblement. Plus rien ne la fait rire. Pas même les plaisanteries un peu grasses du médecin de district qui passe en voisin, qui lui prend gentiment le pouls et veille sur la santé de ses servantes. Nathalia a beuu changer de robes à tout bout de champ, elle a beau se montrer à chaque heure du jour sous un jour différent, cela ne change rien à l'insatisfaction qu'elle a en elle. Isabelle Huppert excelle dans sa façon de laisser comprendre que cette incomparable élégance n'est qu'une obligation de plus, une rançon du savoir vivre dont elle se passerait bien. Alors elle cherche d'autres diversions. L'une d'elles consiste à irriter Rakitine, à l'inquiéter. Elle le persécute, elle lui lance des piques. « A qui en lancer, lui demande-t-elle, sinon aux amis ? » Nathalia serait-elle cruelle ? « Je deviens méchante, dit-elle à Rakitine… Il est parfois amusant de faire souffrir celui qu'on aime. » Elle joue avec Rakitine comme la chat avec la souris. Et la souris se laisse faire.

 

 

Avant d'entrer sur scene, sa coffeurse Claudy lui donne un dernier coup de peigne.

 

Paris Match Paris Match N° 2078

23 mars 1989

Photo: Françoise Prouvost

 

L'été passe. Il aurait pu s'écouler sans autre incident, chacun luttant contre l'inaction à sa manière, s'il n'y avait eu l'arrivée soudaine d'un nouveau précepteur pour Kolia. Il est fort différent de ce lourdaud de hauslehrer, toujours occupé à peloter les chambrières. Et ce nouveau précepteur n'est pas non plus le Français dont l'arrivée n'est prévue que dans quelque temps. Il s'agit d'un Russe. D ;un jeune homme au pair. Un étudiant chargé d'apprendre à Kolia sa langue natale. Il s'appelle Alexe Beliaev. Il a vingt ans, et soudain s'écoule le fragile équilibre grâce auquel toutes les conventions du bien vivre pouvaient se manifester entre les murs de la maison de campagne des Islaev. Nathalia s'éprend de ce jeune homme dont la franchise et le naturel la laissent sans souffle. Elle n'a jamais rien vue, jamais rien entendu de tel. Elle aime Baliaev à la folie. Elle est littéralement foudroyée. Isabelle Huppert manifeste dans la passion une intensité rare. Elle perd toute retenue. La petite femme sage et si joliment habillée se transforme en femme fatale, dévorée de jalousie, une madame Bovary de la Russie profonde. Son impudeur fait mal. Sa famille et son mari l'observent consternés. Bientôt, devant la paix disparue, devant le jeune étudiant qui, conscient du désordre qu'il a provoqué, annonce son départ devant Rakitine qui, contraint d'avouer au mari qu'il aime sa femme, décide de s'en aller à son tour, devant cette maison qui se vide par sa faute, Nathalia craque comme on voit rarement une comédienne craquer sur scène. Elle n'est plus qu'une femme pitoyable, secouée de sanglots. Ceux qui ont reproché à Isabelle Huppert de n'être pas assez avare de ses larmes n'ont sans doute pas mesuré la nature de sa solitude. Une vie ravagée, c'est cela que raconte Yvan Tourgueniev. Il semble que l'issue dramatique de ce mois à la campagne justifie pleinement le désespoir de celle qui en est à la fois la cause et la victime. Isabelle Huppert, entourée d'excellents comédiens, fait de cette pièce, rarement donnée, l'événement de la saison. Gageons que Tourgueniev se serait épris d'elle, comme il s'était épris, à la fin de sa vie, d'une autre comédienne, une jeunesse, Maria Savina, qui, en 1979, avait fait de sa pièce un triomphe. Ce triomphe que l'auteur avait attendu pendant près de trente ans.

 

Par Edmonde Charles-Roux, de L'Académie Goncourt

Photo: Françoise Prouvost