L'Impair d'Huppert

Libération, le 6 fev. 1989

 

Au théâtre ce soir, Isabelle Huppert et la Nathalia Petrovna de Tourgueniev. Elle tient son personnage à distance, refusant de frôle la catastrophe, donc l'essence du théâtre. «Un mois à la campagne», c'est parfois bien long….

 

On n'en finit pas d'ergoter sur les motivations qui ramènent au théâtre le comédien dont la renommée doit tout au cinéma. San doute le désir d'éprouver à vif public, de s'exposer sans la protection rapprochée d'un écran qui fait garde du corps honore-t-il ceux qui affrontent son regard avec, pour seul moyen de séduction, une présence donnée dans sa minute de vérité. Mais le comédien concerné est-il vraiment l'acteur de son retour sur les planches ? Doit-on, en plus d'un savoir-faire polyvalent, le gratifier du pouvoir d'en décider? Ce retour au théâtre ne revoit-il pas plutôt directement à cette sort de désir propre au statut de spectateur, désir singulier en ce qu'il commande expressément à l'acteur de l'émerveiller?

 

C'est ce désir polygame qui veut Moreau dans Zerline, Belmondo dans Kean, Adjani ou Fanny Ardant dans Mademoiselle Julie, , Michèle Morgan dans un Boulevard, Piccoli dans Koltès ou dans Shakespeare. Insatiable, il irait jusqu'à les vouloir dans n'importe quoi, pourvu qu'ils jouent en chair et en os.

 

Ainsi a-t-il voulu jouir d'Isabelle Huppert en Nathalia Petrovna, le rôle central d'une pièce d'Ivan Tourgueniev: Un mois à la campagne. S'agissant d'une actrice dont les premières armes furent affûtées sur les planches, ce n'était pas un piège mais l'occasion pour la comédienne, non d'être supposée (comme il avaient au cinéma¬), mais d'être enfin virtuellement elle-même, sa consistance pouvant être éventuellement touchée du doigt.

 

Il faut reconnaître au spectateur un talent certain pour l'avoir voulue dans ce rôle d'aristocrate pragmatique et froide; dans un personnage positif, chargé d'incarner, dans sa version mondaine, les théories du réalisme prônées par Bielinsky. C'était en effet parier sur le ressort le plus intéressant, parce qu'aussi le plus dramatique, du jeu d'Isabelle Hupeprt : la peur. Ce faisant, le spectateur misait sur l'effroi que pouvait susciter, chez une comédienne à sang froid, le spectacle affligeant d'une partenaire à l'ardeur muette, celle de Mikhaïlo Alexandrovitch Rakitine, meilleur ami de son mari, soupirant par sacerdoce, étendard vivant du romantisme patriotique dont Tourgueniev, lecteur de Bakounine, cherchait à affaidir les théories. L'ayant choisie dans ce rôle où l'austérité tient lieu de colonne vertébrale, le spectateur caressait enfin l'inavouable désir que quelque chose d'extraordinaire se produisît lorsque, pour cette femme de tête, il s'agirait de s'humilier dans l'invraisemblable attirance suscitée, moins par le corps d'un adolescent (excusable faiblesse) que par son inconsistante pauvreté d'âme (inexcusable folie).

 

A plus d'un titre, l'épreuve était difficile. D'abord à cause d'une adaptation due à Isabelle Rattier et Bernard Murat, à ce point nunuche qu'elle fait douter que Tourgueniev, né en 1818, ait pu mériter d'être apprécié comme un précurseur de Tchekhov; qui rend difficilement compréhensible qu'Un mois à la campagne, achevée en 1850, ait pu être jugé subversive, au point d'avoir été interdit par la censure.

 

Un autre obstacle se dressait, du fait que Bernard Murat signant là une mise en scène dont c'est trop peu dire qu'elle est conventionnelle, invitait d'emblée certains acteurs, tel Claude Evrard, à exploiter à l'excès les tics du Boulevard pour forger l'armature d'une pièce déjà fragilisée.

 

Pourtant, Isabelle Huppert pouvait compter sur la fine présence d'un François Marthouret réussissant, dans le rôle de Rakitine, à traduire physiquement le non-dit d'un texte chiche de subtilité. Elle pouvait pareillement compter sur Katia, à qui la jeune Anne Gautier a su donner une fraîcheur désarmante. Mais la seule qui pouvait justifier d'avoir à supporter un décor tout en joliesses (Nicolas Sire), l'actrice Isabelle Huppert, n'a pas voulu faire mentir l'adage selon lequel ce que les auditeurs attendent d'un discours c'est qu'il se casse la figure. Tenant toujours son rôle respectueusement à distance, jouant sur les nerfs, sa voix irritable dérapant dans l'aigu, prononçant curieusement «fâcher, pâsser, sâvez». elle n'a pas voulu courir les risques dont one pouvait lui supposer l'audace dès lors que Peter Zadek avait songé à elle pour lulu et qu'elle n'avait pas dit non. Elle n'a pas voulu friser cette catastrophe qui est au fondement même du théâtre et qui peut conduire, au beau milieu d'une pièce, à ce que le spectateur, troublé, ne puisse plus distinguer la fiction de la réalité et que, sans la protection rapprochée de l'écran cinématographique qui ne peut concevoir un tel coup de théâtre, il lui vienne l'inconvenant désir d'interpeller l'actrice, de monter sur la scène et d'en toucher du doigt la consistante présence.

 

Isabelle Huppert n'a pas autorisé cela.

 

Par Brigitte Paulino-Neto