Le Monde, février 1e 1989
Une pièce autobiographique de Tourgueniev très peu russe, puisqu'elle se passe dans la Marne Et une actrice de caractère Isabelle Huppert
Il n'existe pas de pièce de théâtre aussi peu russe que la pièce russe Un mois à la campagne, d'Ivan tourgueniev. Et si les personnages s'appelaient Jean-Claude et Monique au lieu de s'appeler Alexeï Nikolaïevitch et Nathalia Petrovna, ce serait une pièce de Jules Renard, or de Becque.
Il est vrai que la « campagne » que décrit subrepticement Tourgueniev n'est pas le Melikhovo de Techekhov. C'est, à 60 kilomètres de Paris, dans la Marne. Un château. Celui d'une cantatrice d'origine espagnole, Pauline Viardot.
Tourguenive a vingt-cinq ans lorsqu'en 1843 il voit pour la première fois, à Pétersbourg, Pauline Viardot dans le Barbier de Séville. Pour la suivre à Paris, il va quitter la Russie, deux ans plus tard.
Quand Tourgueniev écrit Un mois à la campagne (dont le titre a d'abord été l'Etudiant), il est le «toutou de salon» de Pauline à Courtavenel. Il est l'amoureux transi, que Pauline héberge et nourrit. Pour la bagatelle, elle lui préfère de beaux jeunes gens, ou, parfois, son mari, Louis Viardot, directeur du Théâtre Italien de Paris.
Viardot accepte Tourgueniev sous son toit, mais quand même, ne lui donne pas d'argent de poche. La maman de Tourgueniev, de son côté, refuse d'envoyer des roubles, parce qu'elle voue aux gémonies la «tzigane d'enfer». Alors Tourgueniev, pour gagner quelques sous, est obligé d'écrire. Au printemps 1850, il achève L'Etudiant, pièce qui raconte assez fidèlement sa vie de pique-assiette amoureux à Courtavenel, pièce qu'il traîne sans enthousiasme depuis des mois.
Il est capable d'écrire de très belles choses, Tourgueniev. Par exemple, sur les journées révolutionnaires de 1848, dont il a été témoin à Paris, il écrira deux nouvelles magnifiques, Les nôtres m'ont envoyé et L'Homme aux lunettes grises. Mais l'Etudiant, devenu Un mois à la campagne, non, c'est du gagne-pain. Tourgueniev raconte la situation, acte par acte : l'épouse nerveuse, coquette, méchante (faisons bonne mesure), le mari bonne pâte, l'amoureux sans espoir installé à demeure, le beau jeune homme pour qui l'épouse s'enflamme, etc. Et Tourgueniev met quelques drôleries, quelques accents, mais c'est plat, vide, convenu: des emplois, des êtres de carton. Rien derrière, Le lecteur de ce compte rendu d'Un mois à la campagne se demande forcément pourquoi il s'use les nerfs à lire, depuis plusieurs paragraphes, des calembredaines sur un écrivain russe du dix-neuvième siècle, une cantatrice espagnole et un directeur de théâtre, alors que la soirée en question n'est pas autre chose que la présence d'une actrice renommée de l'écran, Isabelle Huppert, sur les planches.
Alors voilà. Sur les planches Isabelle Huppert est une jeune femme mince et blonde. Elle a les cheveux tirés, avec un chignon plat derrière. Elle porte, le temps du spectacle, quatre robes, simples mais de toute beauté, une vert d'eau, une blanche, une rouge framboise, une sable blond. Elle va et vient avec grâce.
Attendre et Apprendre
Dans les deux premiers actes, Isabelle Huppert, qui joue bien sûr le rôle de Natalia Petrovna pseudo-Pauline Garcia Viardot, et un peu difficile à suivre tant elle prononce ses répliques dans ses dents et à toute vitesse. Par la suite, elle parle moins prestissimo. Toute la soirée son visage reste de marbre, sauf lorsqu'elle pleure. Elle pleure d'abondance, et très bien.
Les spectateurs rusés auraient intérêt à attendre quelques semaines pour aller voir Un mois à la campagne, à laisser en somme à Isabelle Huppert le temps d'apprendre un peu à jouer. Cela pourrait lui venir, car elle a plusieurs scène avec François Marthouret (rôle de Mikhaïlo Alexandrovitch, alias Ivan Tourgueniev) qui est excellent acteur, qui met là beaucoup de choses, de désarrois, que Tourgueniev n'avait pas été fichu d'écrire, et Isabelle Huppert a aussi des scène avec le jeune Canadien Charles Meyer (l'étudiant), qui n'est pas mauvais.
Pour le moment, Isabelle Huppert s'en tient à «jouer le texte», c'est-à-dire à accompagner par les intonations et des gestes de la main les choses que, mot par mot, le texte fait déjà très bien comprendre. Mais très vite, avec les encouragements du public qui l'aime bien, elle va «décoller» du texte, elle va inventer quelque chose. Elle ne va pas en rester là ni se décourager. Elle est une actrice de caractère. Et elle n'est pas une débutante, au théâtre.