Huppert, Le Paradoxe de la Comédienne

Libération, le 24 jan. 1989

 

Elle joue Nathalia dans « Un mois à la campagne » de Tourgueniev. Passant du silence filmé au champ élargi de la scène, elle y déploie tout son secret. Un jeu de caches et d'abandon au bord du vide. Portrait en répétition.

« Et nous ne faisons rien que répéter. La répétition nocturne, la répétition de celui qui dit: est-ce cela mourir, est-ce cela la peur? », note Blanchot. Cet après-midi-là, sur la scène du Théâtre Edouard-VII, en jupe fourreau noire et pull angora, Isabelle Huppert répétait.

 

Assise sur un coin de canapé, elle cherche un refuge pour son visage; le trouve, corps cassé, mains jointes, entre ses genoux. Elle se lève, attire le chandail d'un partenaire sur ses yeux. Il la regarde, elle se détourne vers un mur du décor, fixe une ligne de fuite d'un parquet imaginaire. Parfois de dos, rarement de face, assise ou debout, elle n'a de cesse d'obstruer son visage : un poing contre ses lèvres, une main qui s'attarde sur le front… et toujours ce regard qui se terre, s'enfonce dans les dessous, évite la confrontation avec le trou aveugle de la salle peuplée seulement de quelques ombres.

 

Comme si, prise en délit de scène, la honte la submergeait: comme si son plaisir à répéter, à jouer &endash; soudainement éclatant, solaire &endash; ne pouvait naître que de sa difficulté d'être autant que de paraître. Une vieille historie. Où « Le retour au théâtre d'Isabelle Huppert que l'on n'avait pas vue sur une scène depuis douze ans » n'excède pas l'anecdote. Mais où son jeu d'approche du théâtre a valeur de commentaire. Elle s'en explique dans sa loge spacieuse et quelque peu spartiate où les trois robes de scène, qu'elle porte dans Un mois à la campagne de Tourgueniev, apportent un bouquet de couleurs vives à une ambiance sobrement pastel.

 

«J'habitais Ville-d'Avray, j'allais au lycée à Saint-Cloud, c'est ma mère qui m'a beaucoup poussée à suivre des cours d'art dramatique. Au conservatoire de Versailles, monsieur Emile Dars &endash; qui avait fréquenté les gens du Cartel (Jouvet, Dullin, Copeau, Baty NDLR) &endash; fut un très bon professeur. A quinze ans, j'ai obtenu le premier prix de ce conservatoire dans Un caprice de Musset et Boubouroche de Courteline, des rôles assez frustes pour mon jeune âge. Dars me faisait travailler des personnages affirmés plutôt que des ingénues, La Parisienne de Becque par exemple. Même quand j'en ai eu l'âge, je n'ai jamais été une Agnès.» (Rôle qui, à la Comédie-Française, sous la patte de Roussillon, révéla la jeune Isabelle Adjani).

 

Isabelle Huppert est moins une comédienne qui a sauté les rôles adolescents &endash; pour preuve Les Valseuses &endash; qu'une actrice dont le jeu s'est affirmé prématurément dans un corps dont le mouvement reste, aujourd'hui encore, marqué par l'enfance. D'où le bouleversement réitéré à chacun de ses grands rôles, et quelle qu'en soit l'histoire, de la voir passer de l'adolescence à l'âge mûr (d'un visage, d'une démarche lisses à un réseau de stigmates) entre le début et la fin d'un film et, qui plus est &endash; le temps inéluctable de la représentation aidant &endash; d'une pièce. Comme si chez elle le fait de jouer était d'abord l'histoire accélérée d'un vieillissement.

 

Loin de relever d'une vocation, chez Isabelle Huppert, le métier d'actrice oscille entre une forme de mieux être et une façon de survivre qui n'aurait pas déplu à Pavese. « Si ma mère ne m'avait pas poussée sur un plateau, peut-être n'y serais-je pas allée. Et puis j'ai passé des scènes, comme cela allait plutôt bien je me suis dit : tiens, il faut peut-être continuer. C'est ce que Margot Capelier (la reine perspicace du casting NDLR) m'a dit quand elle m'a vue à Versailles: continuez. Et c'est ce que j'ai fait. Jamais je ne me suis dit: à tout prix je veux être une actrice. Enfant, je rêvais de devenir danseuse sur patins à glace. J'en ai fait beaucoup, je voulais être championne. Et puis j'ai commencé très tôt à travailler, et c'est en jouant que je suis devenue actrice.» De là le sentiment qu'elle donne d'apprendre et d'apprivoiser ses rôles au fur et à mesure qu'elle les joue? C'est peut-être aussi une impression de spectateur: face à son jeu atypique, on en appréhende peu à peu la grammaire physique, le phrasé.

 

De ses années «nébuleuses » au Conservatoire d'art dramatique de Paris &endash; deux années dans la classe de Jean-Laurent Cochet et une troisième chez Antoine Vitez où elle côtoie Bérangère Bonvoisin et Nada Strancar -, il lui reste le sentiment vague d'avoir tout absorbé «comme une éponge». A l'issue de ces trois années, aux «journées de juin» (qui pour la première fois remplacent le concours), elle donne une scène extraite du script de La Salamandre, le film de Tanner, rengaine de ces années-là. Je crois la revoir sur la scène du petit théâtre du Conservatoire, vêtue d'une de ces chemises de nuit blanches affectionnées alors par les «vitéziennes ». Elle dément : « je portais un pantalon ». Vitez lui donne «l'envie de Racine, Shakespeare, Claudel ». Sans suite : «ces textes me faisaient peur, les mots, la parole me faisaient peur. Ce n'est pas un hasard si à la même époque j'ai commencé à faire du cinéma du côté du silence, du non-dit ». L'histoire des films d'Isabelle Huppert passe par cette conquête progressive de la parole et de la voix. Il serait intéressant de comptabiliser la courbe du nombre de ses mots à travers ses films (quels qu'en soient les réalisateurs), on y observerait grosso modo une progression géométrique. «Je parle de plus en plus dans mes films et ce que je dis, je le frappe, je l'articule plus.» Le chant (qu'elle étudie) et le théâtre se devaient de l'attendre au coin de ce bois. «Au théâtre, le non-dit doit être extériorisé et on doit donner des formes à l'intériorité », assure-t-elle. Voire. Sa force c'est justement de faillir à cette tâche, de ne pas échapper en quelque sorte à son destin de comédienne.

 

«Ce que j'éprouve aujourd'hui sur une scène, c'est la largeur. Le cinéma est une compression d'où sortent mille choses. Le théâtre c'est un élargissement, une déchirure.» Dont les rôles qu'elle rêve de jouer un jour sont les métaphores: Célimène, Marthe dans L'Echange, et « pourquoi pas Phèdre ». Mais aucun metteur en scène ne lui a rien proposé de tel. On ne lui avait même rien proposé d'intéressent au théatre depuis longtemps, excepté Peter Zadek qui voulait monter Lulu avec elle (en parallèle avec Suzan Lothar, spectacle que nous avons pu voir cet automne à Paris), mais « hélas ! cela n'a pas pu se faire ». Isabelle Huppert songeait la Maison de poupée d'Ibsen quand la productrice Jacqueline Cormier l'a présentée au metteur en scène Bernard Murat. Un mois à la campagne devait naître de cette rencontre. En attendant Zadek. « Nous avons un autre projet ensemble, mais tout de même j'aimerais bien jouer Lulu. »

 

Rôle qui aurait sa place dans un périple théâtre commencé naguère avec Jack l'éventreur, joué six mois « sur les genoux des spectateurs » au café-théâtre le Sélénite avec ses deux sœurs, une soirée assez friponne de théâtre familial. N'empêche, malgré un spectacle à Reims avec Robert Hossein, une pièce de Varoujean au Petit Odéon, une tournée avec l'Avare (Marianne) pour les Tréteaux de Paris et On ne badine pas avec l'amour mis en scène pas sa sœur Caroline, Isabelle Huppert dit « ne pas être vraiment rentrée dans le théâtre ». Jusqu'à ces dernières semaines, elle avait même oublié ce qu'étaient le trac (qu'elle ne connaît pas au cinéma) et le travail quotidien des répétitions. Ayant retrouvé ces marques, elle peut renouer, avancer, construire. « Le cinéma morcelle, le théâtre est une architecture où le gros plan est une illusion. C'est pourquoi on peut aller plus loin dans les sentiments; une chose retenue il faut la lâcher. Pour moi, c'est une façon de tout clarifier, d'aller au bout de l'impudeur. J'ai une timidité que la caméra peut protéger. Sur scène il y a le vide devant soi et il faut le remplir. C'est plus ample et en même temps il me semble qu'on doit pouvoir y donner des choses plus intimes. Mais comme Un mois à la campagne est une pièce sur le tourment, tout ce que je dis là c'est peut-être la pièce qui me le fait dire. Ce côté animal où les personnages crient leur amour, je n'ai jamais fait cela au cinéma. Le théâtre c'est un peu comme le chant, une émotion très forte qui se traduit par des notes. Je fais beaucoup de chant depuis deux ans et cela m'a aidée. Il y a une expression dans le chant vers laquelle l'acteur tend ; et peut-être que le théâtre nous en approche. »

 

Un soir de « filage en costumes ». Protégée par l'une des longues robes de scène de Nathalia (une de ces parures fin de siècle qui font rêve les petites filles), rassurée par des points d'appui prévisibles (haut de chaise, poignée de porte, armature de canapé) et empruntant les recettes de quelques poses et gestes conventionnels, Isabelle Huppert n'a plus besoin de cacher son visage. En condition de représentation, elle avance indiciblement masquée. Mais sa voix enraye très tôt ce qui pourrait sombrer dans une belle mécanique. Sans avaler les mots ou « bouler » le texte, Isabelle Huppert parle à toute allure, fonce dans les tirades comme si toute parole était plus qu'un poids, un aveu dont il lui faut se débarrasser au plus vite. Isabelle ou Nathalia? Pour l'une et l'autre la parole coûte. Et ne fait que souligner ce que le corps dit déjà. Son «je l'aime» et un râle.

 

Face à une jeune comédienne douée pour le pathos, au métier d'un Claude Evrad, d'un Michel Beaume et d'une François Pillet, ou face à l'aisance toute en retenue d'un François Marthouret, Isabelle Huppert entre dans la pièce comme elle entre dans ses films, avec l'allure un peu gauche et fragile, vaguement apeurée et tout à fait instinctive d'une jeune Normande qui, pour la première fois, descend du train à la gare St-Lazare. Il y a chez cette Parisienne un reste de rugosité paysanne (sa façon de prononcer les a ou de dire «on va s'coller» dans Une affaire de femmes, en assombrissant les voyelles), une sœur de lait de lande des Brontë, un sens inné de la province comme convergence de toutes les époques. Isabelle Huppert n'est pas « une actrice moderne» (jeu, look), par indifférence. Et c'est là sa différence. Roland Barthes disait : « tout à coup, il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne».

 

Si bien que l'on retrouve à vue, sur scène, ce que l'on guette sur l'écran de ses films, sa façon dans les moments les plus dramatiques de faire preuve d'un surcroît d'intériorité qui va jusqu'à friser l'absence au cœur même de l'extrême présence. Un exemple (observé par deux fois, en répétition et lors du filage). Nathalia cuisine le palpitant de la très jeune Verotchka (LauraManszky), elle comprend à demi-mots que la petite est sa rivale : « dis-moi, tu l'aimes ?... pauvre petite, tu l'aimes? tu l'aimes… et lui, Verotchka? ». La voix ralentit, semble s'alourdir mais en fait s'éloigne, vire au gouffre, frise l'atonie; et en même temps (assise sur le canapé, la tête de la petite sur ses genoux, Nathalia-Huppert regarde vers la salle), le regard se vide de plus en plus dans l'émotion, jusqu'à atteindre ce point où l'expression profonde se retire si loin en elle qu'il ne reste plus à voire en surface qu'un visage exténue, comme neutre.

 

C'est là, vers la frontière de l'inexprimable où les yeux se creusant laissent place à deux alvéoles d'ombre, que l'on frôle ce qu'Isabelle Huppert nomme «le secret». Et c'est là tout le paradoxe de cette comédienne qui ne joue jamais si bien que lorsqu'elle donne à voir comme un abandon &endash; d'elle-même, du personnage, du texte-, un flottement où, n'adhérant plus au monde, elle s'absente du jeu; comme un instant de mort calme, d'apaisement à la seconde même où l'intensité du drame entre en surchauffe. Autre exemple entre cent, dans Une affaire de femmes, le moment où Marie-Isabelle apprend que sa voisine est enceinte. Reine, elle se retire, entre en elle-même, grande comédienne du dedans. « Rentrer en soi, y percevoir le silence, aussi ancien que l'être, plus ancien même », note Cioran. Et Blanchot dans le Pas au-delà »

 

 

- Est-ce vous ?

- Qui, c'est mois.

- Vous, en plein jour.

- Dans le plein jour de l'obscurité

 

 

Première ce soir.

 

Par Jean-Pierre Thibaudat

Théâtre Edouard-VII, du mar, au sam. 20h30, matinées sam, 16h, dim. 15h. 47.42.57.49

Signalons que les Editions des femmes publient en livre-cassette le texts intégral du roman de Nina Berberova Le Roseau Révolté, lu par Isabelle Huppert.