Les Victoires de la Timidité

Nouvel Obs, le 19-25 jan. 1989

Isabelle Huppert revient au théâtre. La dentellière devient une héroïne de Tourgueniev. Guy Dumur l'a rencontrée.

 

Après « Une affaire de femmes », film âpre de Claude Chabrol, Isabelle Huppert apparaît ces jours-ci dans un rôle disons plus civilisé, puisqu'il s'agit de la pièce d'Ivan Tourgueniev « Un mois à la campagne ». Habillée à la mode de 1850, elle sera une jeune femme partagée entre le désir et la pudeur.

 

Vous voilà revenue au théâtre après longues années. La dernière fois, c'était quand ?

Il y a onze ans, pour « On ne badine pas avec l'amour », mis en scène par ma sœur Caroline. C'est avec elle que j'avais débuté, en 1973, en jouant dans au café-théâtre « Jack l'éventreur ». L'année suivante, j'étais dans une pièce de Varoujean, au Petit-Odéon, puis à Reims, chez Rober Hossein, pour une adaptation de « Pour qui sonne le glas » de Hemingway.

 

C'est alors que vous avez préféré faire du cinéma ?

A l'époque de « Pour qui sonne le glas », j'avais déjà dans sept films, dont « Les Valseuses » de Bertrand Blier.

 

Votre filmographie est impressionnante. On n'arrive pas à compter…

En quinze ans, je crois que j'ai tourné, dans quarante-trois films. Plus une douzaine de dramatiques à la télé. De petits rôles d'abord, puis de plus importants, à partir de « La Dentellière », de Claude Goretta.

 

Vous avez travaillé avec les metteurs en scène les plus différents. A quoi attribuez-vous ce succès, hormis le talent ?

Je suppose que c'est parce que je n'aime pas les conflits, que je m'entends bien avec mas partenaires. Parfois, c'est le scénario qui m'a attiré, d'autres fois le metteur en scène. Souvent les deux. La quantité n'a pas exclu la qualité du désir que j'avais de faire ces films. Longtemps, j'ai été plus à l'aise dans les silences que dans l'affirmation des mots. Peu à peu, j'ai relégué la timidité ou, plutôt, j'ai continué à l'utiliser en trouvant des mots pour la dire. J'ai évolué, j'ai appris à marquer mon territoire. Les metteurs en scène sont forcément des manipulateurs. Mais on existe très fort sous leur regard, et j'ai toujours été à la recherche d'un regard qui serait unique.

 

Certains vous ont-ils marquée plus que d'autres ?

Losey, peut-être, Claude Chabrol sûrement. C'est avec lui que j'ai le plus appris. « Une affaire de femmes » était comme une métaphore de mon propre chemin. Jean-Luc Godard, par exemple, est plus difficile de rapports, mais on sort grandi de l'épreuve qu'il vous fait subir.

 

Vous avez toujours voulu être actrice ?

Quand je terminais mes études, je m'étais inscrite au conservatoire de Versailles, où j'ai remporté un premier prix. J'avais fait du russe au lycée. Après mon cachot, j'ai fait deux ans aux Langues orientales, tout en allant apprendre le théâtre à l'école de la rue Blanche.

 

Vous allez retrouver la Russie avec Tourgueniev …

Tourgueniev a beaucoup vécu en France ! Il a été longtemps amoureux de la sœur de la Malibran, Pauline Viardot, auprès de laquelle il est mort, à Bougival. Il y a dans « Un mois à la campagne » tout un côté XVUU français, une espèce de perversité, doublée d'effusions plus slaves. J'aime cette Natalia Petrovna, partagée entre la sincérité et le calcul, la souffrance et la froideur, la passion et la retenue. Je crois que c'est ce que j'ai déjà mis dans beaucoup de mes rôles… Et puis, j'aime me déguiser. Sauf dans « la Dame aux camélias », celle de Bolognini, je n'en ai pas eu tellement l'occasiion. Déguisé, on ne joue pas de la même façon. Comme disait Cocteua : « Je sui un mensonge qui dit la vérité. » C'est ce que je ressens en jouant.

 

Comment expliquez-vous que vous soyez restée si longtemps sans faire de théâtre ?

Le théâtre est plus déstabilisant. Sans doute, j'avais peur. Je reculais ; je rêvais de jouer « Maison de poupée » d'Ibsen. Il a fallu que Jacqueline Cormier vienne me chercher, que Bernard Murat me mette en scène pour que je joue ce Tourgueniev.. Il y a quelqu'un avec qui j'aimerais beaucoup travailler : Peter Zadek. J'ai été éblouie récemment par la « Lulu » qu'il a donnée à Paris. Nous nous sommes rencontrés, nous ferons certainement quelque chose ensemble.

 

Ce spectacle de Zadek dont vous parlez, spectacle provocant, volontiers obscène, n'est-ce-pas à l'opposé de ce que vous êtes, de ce que vous avez fait jusqu'ici ?

Il faut briser les vitres. Le théâtre doit servir à ça. J'ai impression de n'avoir donné que le dixième de moi, d'être restée à la périphérie de l'expression. J'ai oublié la plupart de mes films, qui se sont succédé et ont disparu comme des vagues. On en a passé quelques-uns à la télévision. Cela m ;a permis de faire mon autocritique : qui est la meilleure des critiques.

 

Quand trouvez-vous le moyen de vous reposer ? Prenez-vous des vacances ?

Jamais, et je n'en prends pas le, chemin. Je sens moins équilibrée si je n'avais pas cette vie-là qui est, après tout, une vie normale d'actrice. J'adore partir. En Amérique, pour le tournages des « Portes du paradis », j'ai passé six mois dans le Montana. J'aime lire le soir dans les chambres d'hôtel… Ces derniers temps, je n'ai fait que deux films : « Milan noir » avec Ronald Chammah, et « Migrations », que j'ai tourné en Yougoslavie avec Alexandre Petrovic. Cela m'a laissé du temps pour me mettre sérieusement au chant. Je suis soprano dramatique. Je travaille Mozart, Brahms. C'est d'ailleurs ce qui avait donné l'idée à Claude Chabrol de faire prendre des leçons de chant à la malheureuse héroïne d'Une affaire de femmes

 

Propos recueillis par Guy Dumur

Théâtre Edouard-VII (47-42-57-49), à partir du 24 janvier.