Isabelle de Russie

Elle, Jan. 1989

 

Huppert joue Tourgueniev. Elle est Natalia Petrovna dans « Un mois à la Campagne ». Retour au théâtre après une éclipse de douze ans, le temps de grandir. Au théâtre Edouard-VII à partir du 24 février.

Elle a sagement rangé sa coupe Volpi dans un coin de sa mémoire. Les prix réchauffent les cœurs, mais font toujours tarte sur les cheminées. Alors ce trophée-là, gagné à Venise pour « Une affaire de femmes », de Claude Chabrol. Elle veut l'oublier. La nostalgie larmoyante et l'autosatisfaction sont des plats trop sucrés auxquels Isabelle Huppert ne goûte guère. Sa devise : toujours plus. La preuve : dans le sillage direct de ce triomphe cinématographique (n'en déplaise aux intégristes qui n'ont toujours pas digéré sa prière iconoclaste), elle remet sa couronne ne jeu. La star des caméras s'en revient au théâtre après une éclipse de douze années. Dernier domicile connu : Les Bouffes du Nord où, en 1977, elle jouait Musset sous la direction de sa sœur Caroline. C'était beau mais un peu confidentiel.

 

Aujourd'hui, elle frappe fort. Drapée de mousseline et de soie, ses longs cheveux roux domptés en un chignon faussement négligé, elle est Natalia Petrovana dans « Un mois à la campagne » de Tourgueniev que Bernard Murat met en scène au théâtre Edouard-VII. Autour d'elle, François Marthouret et Claude Evrard. Rien que du beau linge !

 

Natalia ou l'excès. Une femme happée par la passion, menacée par l'adultère. Une femme tour à tour victime et bourreau, innocente et méchante, heureuse et frustrée. Pour la dessiner dans ses contrastes et se contradictions, Tourgueniev s'est inspiré de Pauline Viardot dont il fut le complice (et peut-être plus) de longues années durant. A son fantasque modèle français, l'auteur a donné le piment d'une âme slave. Cocktail explosif, à l'image d'Isabelle dont les racines se perdent aussi quelque part vers l'est … « C'est bien le personnage le plus fascinant que j'ai rencontré depuis des années, avoue la comédienne. On ne peut résumer cette Natalia : elle est constamment changeante. Touchée à vif, elle ne s'écroule que pour mieux se relever. En fait, elle ressemble au théâtre russe qui n'a rien d'une petite musique mélancolique. Ça c'est un cliché. Cette culture, cette littérature regorgent de créatures délirantes, totalement hystériques et volontiers maniaco-dépressives. J'avais besoin de cette fièvre. »

 

Oubliées les héroïne effacées, les petites cousines de « La Dentellière » constamment crayonnées en clair-obscur. Isabelle Huppert ne renie rien (« Je n'ai ni regret ni remords »), mais veut tirer un trait sur le passé, « Tous les acteurs sont des mômes mais il faut bien grandir! Je crois que j'ai terriblement évolué. Lorsque je revois mes vieux films, je suis frappée par cette timidité, cette façon de chuchoter les mots qui m'exaspèrent. Tout cela ressemble à des ébauches, à des travaux inaboutis. Au moins, dans le dernier Chabrol, rien n'est dit bu bout des lèvres. Est-ce la maturité ? Je ne pense pas qu'on l'atteigne jamais. Tout juste parvient-on péniblement à sa périphérie. En tout cas je savais que je ne retournerais pas au théâtre avant d'avoir compris qui j'étais réellement. J'ai fait des gammes, essayé des styles. A présent, je veux m'affirmer. »

L'ancienne élève volontiers distraite du Conservatoire («Je ne faisais rien, j'étais tellement transparente que j'en devenais invisible ») se paie de luxueuses et curieuses rêveries: Shakespeare et Feydeau. Les extrêmes la touchent. Elle sait qu'elle peut faire pleurer, elle aimeraitprouver qu'elle est capable de faire rie. Fataliste, elle attend que la chance passe à portée de sa main. Constamment insatisfaite, elle ne peut s'empêcher de brusquer les événements. Ce retour sur les planches, Isabelle le souhaitait depuis longtemps. Mais elle avait beau frapper aux portes, suggérer certaines pièces, rien ne se concrétisait. Lucide, elle reconnaît que l'acteur n'est qu'un pion, pas un démiurge. « Le pouvoir d'un comédien s'arrête toujours à la porte des producteurs. Il faut être désiré… »

 

Isabelle attend les trois coups avec impatience, à la fois confiante et traqueuse. Si elle se plante, elle persévéra. Son chemin, à présent, se tracera autant que faire se peut dans l'alternance du théâtre et du cinéma. On la sent déterminée. Pudique aussi : elle ne lévera pas le voile sur ses projets. « C'est mon côté gamine, lâche-t-elle à travers un sourire. J'ai horreur des certitudes. Je préfère les surprises. »

 

Par Fabian Gastellier