Le Retour d'Isabelle Huppert

Première N°135, juin 1988

 

Le nouveau Chabrol? C'est l'histoire vraie d'une femme, condamnée à mort pendant la dernière guerre pour avoir fait des avortements. Sur le plateau, à Dieppe, ce sont aussi les retrouvailles du metteur en scène avec Isabelle Huppert.

Il faudra bien se rendre à l'évidence, il ne fait jamais chaud à Dieppe. Beau, oui, mais chaud, non. Il y a des docks sordides ou romantiques, des mouettes classiques, des ruelles hallucinantes, des bars de pêcheurs, le vent cinglant et la mer grise. Des plages de galets et des taudis aussi. Où naissent des passions fulgurantes et des ennuis terrassant. Comme partout. Comme toujours. Comme pendant la guerre, la dernière, la mondiale. L'époque où se déroule l'action du nouveau film de Claude Chabrol, « Une affaire de femmes ». Maire, une jeune mère de famille, tricoteuse (sic !) de son état, deviendra avorteuse alors qu'elle se rêvait chanteuse de mausi-hall. Un beau sujet de film et un beau rôle de femme. C'est si rare, vous connaissez la rengaine.

 

Isabelle Huppert semble heureuse. Il y a de quoi : si le film est réussi, ce sera son grand retour. La troisième partie de sa carrière s'annonce : après la découverte et les films d'auteurs, la consécration et les tentatives internationales, elle mise gros sur cette « affaire de femmes ». Elle a raison. Elle retrouve son Chabrol qui retrouve sa Violette Nozière, d'excellente mémoire. Harmonie.

 

Elle joue bien. Impeccablement bien et Chabrol emballe. Chacun semble avoir confiance en l'autre et cela se sent. D'autant que Claude Chabrol n'est pas du genre à se laisser prendre au dépourvu. Il sait ce qu'il veut et il sait somment l'obtenir. Autour de lui, un gang soudé d'artisans chevronnés s'affaire avec une décontraction sidérante. Cette équipe technique composée de fidèles est effectivement relax mais prompte à la détente en cas d'imprévu. Pendant la préparation d'un plan, Chabrol peut consulter « libération » et « le monde » ou piquer un petit roupillon clandestin, au moment de dire « Partez ! », le plan sera réglé selon ses souhaits. Précisément. Sans improvisation de dernière minute. Une fois l'emplacement de la caméra choisi, il fait une brève répétition, deux ou trois prises au plus et, généralement, on entend à la fin : « Epatant, mes enfants ! C'est épatant ! » sourires. Soulagement. Tout le monde passe au plan suivant. Quand tout est prêt à nouveau, l'assistant-réalisateur, le cadreur ou le preneur de son se dévoue pour lancer invariablement : « C'est quand on veut ! » et tout aussi systématiquement « Cha-cha » répond : « On veut ! » Eh oui, Chabrol est affublé par son entourage de ce sobriquet affectueux qui lui va comme une moufle, à lui la star que les badauds montrent du doigt: "Tu vois le monsieur là-bas, c'est Claude Chabrol, tu sais, on l'a vu à la télé!"

 

 Un personnage romanesque, avec son extraordinaire instinct de survie

 

QUATORZIÈME JOUR DE TOURNAGE. EXTÉRIEUR JOUR PLACE du MOULIN-À-VENT. SCÈNE Dite Du "Manège". Sur cette place hors du temps, seules les antennes de télé, quand on leve le nez, semblent témoigner que quelque chose a changé depuis quarante-cinq ans. Un superbe manège du début du siècle trône, encerclé par des enfants en costumes. Pour eux, c'est plutôt la récréation ininterrompue. Dans l'une des voitures du manège, Isabelle Huppert (Marie) et Niels Tavernier (son amant) répètent une scène de flirt très tendre. A côté, Lolita Chammah (la fille de Marie), Marie Trintignant (une péripatéticienne tendance sauvage) et Valérie Leboutte enfourchent les chevaux de bois. Chabrol, lui, s'est installe dans un bateau qui tangue avec son moniteur vidéo qui lui permet de suivre les prises a sa guise. Le casque de retour son sur les oreilles, la pipe au bec, il est absolument irrésistible de drôlerie, ce qui ne l'empêche pas de mettre au point un mouvement de camera plutôt complexe qui, depuis le manège, doit balayer toute la place en cadrant le couple flirtant au premier plan.

 

Au premier étage d'un très vieil immeuble abandonne de cette place, des machinistes et des décorateurs installent de fausses vitres sur une fenêtre à double battant. Au pied de l'immeuble, une figurante d'un certain age commence a râler et s'étonne: "Tout de même, on pose plus qu'on ne tourne, j'ai mal aux pieds dans vos chaussures, moi!"

 

Musique de foire. Le manège démarre. Première prise: Isabelle Huppert rit, Niels Tavernier l'embrasse délicatement dans le cou. Pour les champs-contre- champs ultérieurs, elle rira toujours à la perfection. Exactement au même endroit. Chabrol est sous le charme. Et ça n'est pas le seul. L'équipe est attentive au moindre détail: nuages et variations de lumière, répétitions méticuleuses avec les figurants malgré une foule plutôt compacte de badauds. Au fur et a mesure, le tournage sur cette petite place se transforme en fête populaire spontanée. Chacun exhibe au moins un autofocus et essaie de profiter du cinéma qui, pour une fois, se fait sous leurs yeux. Certains, plus audacieux (inconscients?) que d'autres, se métamorphosent rapidement, en paparazzi, ce qui ne semble offusquer personne, sauf Isabelle Huppert qui ne se prive pas de remettre en place les importuns trop entreprenants. D'une manière générale, elle exige un droit de contrôle sur les photos des professionnels, alors on peut imaginer qu'elle n'ait pas du tout envie de faire la une du quotidien régional avec un cliche d'amateur plus ou moins éclairé ...

 

A l'autre bout de la place, discrètement maquillée, on continue d'empiler des cartons au pied d'un immeuble. Cascade? Cascade! Un comédien casse-cou qui joue le rôle d'un résistant arrête par la Gestapo doit se défenestrer du premier étage du commissariat. La foule est plutôt tendue. Action. Le cascadeur s'exécute brillamment et se reçoit a la perfection sur les cartons après avoir fracasse en un seul élan la fausse fenêtre. Il y a de faux éclats de verre sur toute la place. Appesantissements. Lors de la répétition du plan suivant, Lolita, qui joue le rôle de la fille de Marie (Isabelle Huppert) dans le film, en a marre, mais alors vraiment marre. Elle ne supporte pas le bruit des coups de feu tires par un soldat allemand et se met a pleurer en pleine prise : ce sera la bonne. Chabrol va la féliciter chaleureusement, ce qui ne l'impressionne guerre. Graine de star.

 

Apres "La ligne de démarcation", en 1966, et "Le sang des autres", en 1984, c'est la troisième fois que Claude Chabrol aborde la période de l'Occupation. "Ce n'est pas si simple. "La ligne de démarcation" est mon seul film commercial dans le sens absolu du terme car c'est une vraie commande que j'ai traitée comme telle : en acceptant d'essayer de faire croire que tous les Français avaient été des résistants ! Quant au "Sang des autres", c'était plus qu'une commande, c'était une merde ... Dans "Une affaire de femmes", je ne vais pas du tout traiter le cote allemand, ce qui m'intéresse, c'est le régime de Pétain - Travail, Famille, Patrie - à travers le parcours d'une jeune femme (Isabelle Huppert) d'une très grande pauvreté, qui essaie de s'en sortir par des moyens qui peuvent être critiquables, et a qui l'Etat fiançais finit par couper la tête en 1943. Ce qui me passionne chez ce personnage definitivement romanesque, c'est son extraordinaire instinct de sur- vie. Elle n'est pas du tout comprise par ses concitoyens alors qu'elle essaie simplement d'éviter l'asphyxie, et, un jour, elle s'aperçoit qu'elle est plutôt douée pour son nouveau métier d'avorteuse ... Je voudrais que ce film soit très pathétique dans le sens noble du terme. il ne s'agit pas du tout d'une criminelle genre Violette Nozière. Elle ne tue pas, l'avortement peut aussi sauver des vies, et, justement, dans son univers, toueme est de survivre. Donc, pour elle, ce n'est pas "mal". Je voudrais faire comprendre l'angoisse de gens qui sont dans un état de pauvreté terrible.

 

 

"Je me suis inspire d'un livre de Francis Szpiner, d'après des faits réels, mais les personnages du film sont très différents. De toute manière, ce n'est pas du tout une tentative de reconstitution d'un fait divers, c'est surtout le processus psychologique qui m'intéresse. C'est pour cela que nous tournons dans des endroits exigus, claustrophobiques, dans lesquels il n'est pas possible de faire des grands mouvements. C'est une ambiance complètement refermée, resserrée, asphyxiante..."

 

Les multiples prises de vue tournées ce jour-là ne durent a chaque fois que quelques secondes, et on a plutôt l'impression étrange d'assister a du théâtre de rue, fragmente jusqu'a l'absurde. Une impression accentuée par ce public de curieux parfois cruels qui n'hésitent pas a faire des réflexions blessantes a haute voix, du style : "Elle est moins belle qu'en photo !"ou encore "C'est marrant, je le voyais plus grand." Des saillies qui ne doivent pas spécialement aider pour la concentration ... Vraiment tragique, cette fois, survient la crise d'épilepsie d'un acteur de complément qui attend depuis des heures. Il sera très rapidement évacue par le SAMU et ce spectaculaire incident se révélera heureusement sans gravite. Une assistante au sang froid a déjà repéré un homme dans la foule qui a un gabarit et un physique proche de celui de l'infortuné figurant. Ce monsieur est immédiatement prie d'endosser le manteau du gestapiste et de faire, fissa, ses débuts cinématographiques. Quel destin ! Sans la moindre hésitation, ce dernier se lance dans sa nouvelle vocation et, des le signal, se jette en hurlant a la poursuite du résistant cascadeur. Il n'a qu'un mot a dire, "Halte ! ", avant de l'abattre d'un coup de revolver, mais il interprète son premier rôle a l'écran avec une conviction qui laisse rêveur. La aussi, deux prises suffiront.

 

Il est 19 h 30. Heure locale : fin de la journée de travail. Hôtel. Douches. Apéritifs. Dîner. Boite de nuit. En bande, autour d'une table commune. Les liens se resserrent ou se desserrent a l'intérieur du microcosme; une équipe de cinéma, c'est un groupe humain comme les autres, et cette vie en quasi-autarcie pendant plusieurs mois, favorise ou exacerbe les rapports entre les différents membres de l'équipe. Se trouver loin de chez soi six jours sur sept: ce n'est pas toujours facile a vivre. Pendant le concours de rock Johnny Walker, rencontre avec une jeune comédienne, Valérie Leboutte, qui n'a ici que quelques jours de tournage mais qui ex- prime avec rage son désir de réussir absolument dans ce métier qui la passionne. Elle est plutôt rigolote, et la silhouette gracieuse de ses vingt-deux ans ne devrait pas faire obstacle a son début de carrière, d'autant qu'elle tient a préciser que, pour éviter de se faire dévorer toute crue par les grands méchants loups du show-biz, elle essaie "d'être le moins jolie possible ". Touchante candeur.

 

 juste avant le clap.

 

QUINZIEMB JOUR DE TOURNAGE 9H-17H. RUELLE DES Grèves. La encore, les repérages ont été judicieusement effectues: cette ruelle proche du port, transformée en rue a putes, est formidable. Comédiennes et figurantes en tenues légères sont frigorifiées. En plein mois d'avril, dans cette ruelle sans lumière, il doit faire environ 5 centigrades. Isabelle Huppert salue a la cantonade et ne semble pas avoir besoin d'une longue concentration pour être immédiatement dans le feu de l'action. Quand son regard croise le votre et qu'elle vous dit "bonjour", elle a toujours ce petit air indéfinissable que le monde entier nous envie. Les figurants, recrutés a l'ANPE locale, ont des tronches parfaites qui les typent immédiatement: vieux loups de mer, soldats de la Wehrmacht, dockers virils (quel pléonasme!) ou femmes de mauvaise vie, ils ajoutent encore a la crédibilité du décor. Il y a aussi la figurante bavarde qui semble penser que c'est la chance de sa vie, qui s'accroche a Chabrol pour ne plus le lâcher; l'emmerdeur qui ne fait pas ce qu'on lui dit car il a des idées très précises sur la façon de mettre en scène; et encore la très vieille riveraine qui ne remarque rien de l'agitation cinématographique jusqu'au moment ou elle se retrouve nez a nez avec des uniformes vert-de-gris chargés de souvenirs. Etonnement légitime et syncope évite de justesse. Pas rassurée pour autant, elle sourit. On ne sait jamais ...

 

«En place, s'il vous plait !» Pendant qu'on installe un projecteur d'appoint, Cha-cha s'éclipse quelques instants. Veste en tweed, papillon et pochette, il réapparaît triomphant. « J'ai triche! Froid, moi ? Jamais ! J'ai mis mon Damart ! » Tournage rapide de plusieurs plans, scène de racolage entre matelots en goguette et putes au grand Il n'y a pas de problème particulier et, pour- tant, le Chabrol se laisse alliera un accès de mauvaise humeur. Silence total quand il hurle: «Vous savez bien que je n'aime pas travailler le matin ! » Apres quelques secondes de stupeur, il sourit. Malicieusement. Apres l'excellent déjeuner, servi par une fameuse cantine qui accompagne toujours chabrol, changement de décor: le café Palmer, sis 65, rue Jean-Belle-teste. On a l'impression, en avant, que l'on vient de recouvrir un rade ferme depuis quarante ans. Est-ce le cas ou bien est-ce du au travail de la delco? Chabrol: « Ce qu'il y a de formidable, c'est que je ne le sais pas moi-même. » Réglage de plan, trois quarts face avec un mouvement d'appareil latéral sur Isabelle Huppert, en conversation avec Marie Trintignant. L'endroit est tellement qu'on installe un projecteur exigu qu'il est difficile d'y pénétrer sans gêner le travaillas techniciens. Marin Karmitz, producteur heureux, arrive tout droit de la fête de Chatiliez qui, la veille, s'est poursuivie jusqu'au petit matin. il va vendre les droits du remake de "La vie est un long fleuve tranquille" aux Américains et il se déclare ravi des premiers rushes de cette "Affaire de femmes".

 

Il est donc satisfait de ce nouvel investissement de dix-sept mil- lions de francs, même s'il a rencontre de sérieuses difficultés pour intéresser l'une des chaînes de télévision a ce nouveau Chabrol. Il vient pourtant de signer in extremis avec A2. "Personne, dit-il, ne voulait de ce film en coproduction. L'histoire tragique d'une avorteuse sous Pétain, ce n'est pas un sujet assez "prime time"pour les décideurs de la télévision française. De plus, comme d'habitude, je n'ai pas obtenu I'avance sur recettes. Ces gens-la doivent considérer que Chabrol n'est pas un auteur ... "

 

Pendant que Jean Rabier, le chef opérateur, règle les lumières pour tourner a l'intérieur d'une minuscule épicerie, Chabrol, jovial, s'installe dans l'arriere-salle 1920 et se bourre une nouvelle pipe. Il parle spontanément d'Isabelle Huppert. "J'avais très envie de retravailler avec elle. Je trouve un peu excessif que l'on puisse parler d'éclipse de carrière a son propos. Ce qui s'est passe, c'est qu'elle a pas mal tourne aux Etats-Unis, en Australie, etc. Et puis, en France, ces derniers temps, au lieu de faire des "gros films" de prestige, elle a choisi de travailler avec sa et ses copines, ce qui pouvait donner l'impression qu'elle était en légère perte de vitesse alors que ce n'est pas possible, parce que, je le répète, c'est véritablement une comédienne exceptionnelle.

 

 

«Vous savez, je réfléchis beaucoup avant le tournage. Je reste assis chez moi, comme un je me fais le film dans ma tête en analysant toutes les possibilités, et, finalement, il y a peu de choses qui, ensuite, me prennent au dépourvu. Et puis, cafouiller quand il y a quarante-cinq personnes qui vous attendent, ça fait mauvais effet! »

 

du port de commerce de Dieppe

 

DIEPPE (TOUJOURS). VINGTIÈME JOUR DE TOURNAGE. 12H-19H30. Le phénoménal François Cluzet (dit "Cluzeton ") est arrive, et la tranquille ville de province se transforme en Dieppe-bien-fou. Décor : des falaises, quatre-vingt mètres a pic au-dessus de la mer (grise toujours). La scène de pique-nique prévue ne peut se faire à cause d'un crachin tenace. Repli rapide a l'intérieur d'un vaste restaurant de la plage: un scaphandre près des toilettes, des filets de pêche, des casuershuitres au plafond et une odeur Fruits de mer "millésimée mettent tout de suite dans l'ambiance. Encore un endroit qui semble avoir traverse-le siede et qui aurait pu servir de décor a Duvivier ou a Carne.

 

Pour interpréter la fille (Mouche) et le fils (Pierrot) du couple que forment Huppert et Cluzet dans le film, et comme l'histoire se déroule sur une période assez longue, il y a quatre enfants en permanence sur ce tournage: Aurore, jeune vedette de trois ans, et Lolita jouent le rôle de Mouche a deux ages différents; Nicolas et Guillaume Foutrier, qui sont jumeaux, jouent alternativement le rôle de Pierrot ; tous les quatre sont doues, calmes et disponibles quand il le faut. Pour eux, le cinéma ressemble à des vacances. Nicolas : "le cinema, c'est mieux que l'école."

 

Cha-cha jubile. La veille, il a fait le voyage en avion prive pour participer à "Nulle part ailleurs". Sa tronche goguenarde illumine les colonnes Morris et s'étale en pleine page dans "Libération" : il est la vedette d"'Alouette je te plumerai", de son copain Pierre Zucca, qui sort cette semaine-la. Cette exposition artistique et médiatique n'a pas l'air de lui de piaire. Au travail. Pour la scène d'anniversaire qui se déroule dans ce restaurant, toute la famille est réunie autour d'une table. Isabelle Huppert de balleun quatre-quarts et y plante une grosse bougie, rabroue son Pierrot sous incrédule et brise d'un Cluzet qui s'est compose un superbe look de prolo des années quarante: moustache, barbe naissante, casquette de marlou et frusquesusagees. A la seconde prise, il invente une façon de souffler la bougie qui parvient à étonner Chabrol. Mise en boite impeccable comme toujours, on la double. Pour raison de sécurité.

 

Retour sur les falaises. Le crachin a cesse, mais pas le vent. Marie et ses deux enfants cueillent des orties dans une scène qui ouvrira probablement le film. Dans ce décor majestueux et avec le costume qu'elle porte, Isabelle Huppert évoque irrésistiblement son personnage des "Brontë". Elle porte la petite Aurore dans ses bras et bouscule le petit Pierrot pour qu'il s'active. Le ciel s'alourdit encore de menaces. Fin de la journée de travail.

 

VINGT ET UNIÈME JOUR DE TOURNAGE. PROMENADE FRONT DE MER Des soldats allemands patrouillent sur les galets. Isabelle Huppert et Marie Trintignant se baladent et racolent au passage. Entre deux prises, quelques mots échanges avec Isabelle Huppert qui refuse une interview (« C'est non, comme convenu ») mais qui, a la question: "Qu'est-ce qu'on peut faire de mieux que du cinéma?", répond: « Des bons films ! » Pas mal, non ? Problème de raccord a cause d'un soleil capricieux. Très longue attente. Marie Trintignant, superbe, se colle contre un mur en silex (spécialité locale) et sort a la cantonade un irrésistible: "J'ai une délicieuse gueule de bois..."

 

PORT DE COMMERCE. QUAI DES INDES, FIN D'après-midi. Décor: une énorme grue sur les docks. Extrêmement photo- génique. Isabelle Huppert grimpe avec une partie de l'équipe dans la, cabine, a cinquante mètres du sol. Le vent souffle très fort et ça tangue sévèrement. Installation de la camera dans l'habitacle, derrière les leviers de commande, en plongée sur les quais. Clap. En bas, des dockers déchargent des camions bâches sous des représentants de la Wehrmacht. Du bout du quai, Isabelle Huppert arrive en robe légère, promenant Lolita par la main. Un l'arrête et lui précise que ce n'est pas le moment de contempler la grue. Elle prend Lolita/Mouche dans ses bras, regarde vers la cabine de la grue et lance d'une voix superbement gouailleuse : "Ce n'est pas la grue que je suis venue voir, c'est le grutier," Elle adore cette réplique, cela se sent, et elle pourrait bien faire date...

 

Ensuite, mise au point rapide d'un plan très simple et donc très beau sur la Chaussée de l'Arques, juste a cote. Paul (François Cluzet), qui en a visiblement gros sur la patate, est assis dans le soleil couchant. Il fume. C'est un ouvrier qui attend la relève. Ila pris soin, juste avant la prise, de se salir les mains dans les graviers. Il porte une écharpe si crasseuse autour du cou que, même dans le film, elle devrait sentir mauvais. Réalisme. Dans ce contexte et avec cette allure, comment ne pas penser a Gabin? François Cluzet: "Je pense toujours à Gabin. " Il vient de tourner "Une saison a Paris", de Pierre Pradinas, avec Juliette Binoche. Juste avant, il y a eu, pour lui, la double révélation de "Chocolat" : Claire Denis et 1'Afrique. Mais, ce soir, dans ce bar impersonnel de l'Hôtel de la Présidence, il avoue son admiration pour ce Chabrol qu'il a déjà pratique dans "Le cheval d'orgueil" et "Les fantômes du chapelier": "C'est quelqu'un d'essentiel qui ne joue jamais au metteur en scène. Avec lui, on a l'assurance de faire du cinéma. Incidemment, il m'apprend la mise en scène, et c'est le seul réalisateur que je connaisse qui responsabilise à ce point les acteurs.

 

Avec son découpage et sa manière de tourner, on a une version vraiment complète et définitive du film. On sait tout de suite que ce que l'on vient de faire sera à l'écran. Il ne dirige pas au sens classique du terme, il donne une direction a l'acteur, sans baratin inutile ni discussions inter- minables. On tourne le film, pas un montage éventuel du film. Quand Chabrol a décide de son axe de camera, c'est déjà une direction de jeu et, souvent, cette position de camera valorise endormement l'acteur.

 

Pourtant, c'est suret il le dit luimeme avec une audacieuse sincérité, il a fait des mauvais films. Mais c'est l'un des très mes réalisateurs français a avoir fait au moins dix très grands films. Et je suis certain que celui-ci va être bon car il y a d'abord une évidence, et c'est le script. "Une affaire de femmes" est un film très difficile à faire et, bizarrement, tout ce qui est difficile lui réussit. Il n'y a pas beaucoup de metteurs en scène qui savent bien filmer les femmes et il doit y en avoir encore moins qui peuvent traiter de l'avortement, montrer des sondes et du sang. Mais Chabrol, lui, il en est capable car c'est un inventeur et un poète. C'est aussi quelqu'un qui, malgré son entourage et sa famille, est complètement seul et secret, tout le contraire d'un démonstratif.

 

 

« Une affaire de femmes, c'est l'histoire de quelqu'un qui a un désir : être chanteuse. Le rôle de Marie est un rôle très difficile, toujours en gros plan, il faut savoir en faire tres peu et jouer avec une grande confiance de l'interieur. Avec ce desir-la, Marie traverse la vie telle qu'elle est. Elle a deux enfants, un mari qui est parti a la guerre et qui revient. Elle ne veut plus de lui car elle veut changer de vie, et ce mari, que je joue, correspond à un passe dont elle ne veut plus. En fait, c'est quelqu'un de tout a fait louche qui, dans le film, fait des choses pas très belles, mais on ne peut en vouloir a quelqu'un qui a un désir. C'est la même chose poules acteurs finalement: un jour, on dit non a tout le reste parce que la seule chose qui t'intéresse, c'est de donner naissance à cette petite expression que tu sens poindre ... »

 

 

En 1943, l'Etat francais a guillotine une femme pour la dernière fois, en place publique, a Paris. Depuis, on a rase la Petite-Roquette (la prison pour femmes), l'avortement s'appelle IVG et est rem- bourse par la Sécurité sociale. Claude Chabrol: "C'est un film pour montrer à quel point les gens peuvent être complexes, et toutes les simplifications dangereuses. D'ailleurs, en ce moment, il y a justement une tentative de simplification qui est un peu terrifiante"

 

Reportage Laurent Bachet

Photos: Frédéric Carol