LOULOU

« Ils ne sont pas sentimentaux, mais ce qui compte pour eux, c'est les sentiments. » Françoise dans Nous ne vieillirons pas ensemble.

 

Le metteur en scène de Loulou n'est pas avare de déclarations et il fait preuve sur son travail d'une sincérité et d'une précision - sinon d'une équité qui trappent le lecteur. Ecrire sur Maurice Pialat, c'est poser quelques questions complémentaires et interroger ses films en son absence, depuis notre fauteuil dans le cinéma. Notre première incertitude touche à la place du spectateur dans l'oeuvre de Maurice Pialat. Autant il est clair (Hitchcock I'expose assez longuement à Truffaut, par exemple) que le cinéma à dominante narrative voit dans le spectateur le destinataire frontal d'un recit qui s'ordonne uniquement selon la demarche qu'on fait suivre au public, qu'elle soit intellectuelle ou émotionnelle, autant le cinéma à dominante intimiste que Pialat illustre ici refuse d'utiliser les éléments fonctionnels du récit, ne s'adresse plus au spectateur comme lecteur d'événements liés logiquement, mais l'intègre comme témoin d'un instant, c'est-à-dire comme ignorant d'une histoire. Les moyens stylistiques de cette relation ne se réduisent d'ailleurs pas à des procédés de langage et le cinéaste a su intégrer des accidents et les utiliser dans le sens même ou son oeuvre se développe : aux plans-séquences de Nous ne vieillirons pas ensemble il préfère dans Loulou des séquences plus montées, après que ce mode de récit lui a été imposé par les difficultés de tournage de Passe ton bac d'abord (plan de travail morcelé, absence de certains interprètes), Plusieurs fois dans Nous ne vieillirons pas ensemble la caméra est à la place d'un passager à I'arrière d'une voiture et la conversation que tiennent les protagonistes de dos à la fois exclut et intègre le spectateur, en dépit ou à cause de leur extrême proximité. Plus que devant d'autres films, on a I'impression quand on voit ceux que Maurice Pialat que la place du spectateur n' est pas exactement celle, abstraite, médiatisée que le cinéaste assigne à la caméra, mais celle du cinéaste lui-même comme faisant partie d'un espace qu'il partage avec les comédiens, Assez curieusement, les photos de tournage de Loulou le saisissent souvent à côté de ses acteurs, avec eux, comme appartenant au monde de ses personnages, comme s'il ne sortait du champ que le temps d'un échange entre eux qu'il suit avidement d'aussi près que s'il était reste là. Ces photos de tournage, je ne les cite pas en manière de preuve (il n'est pas le seul cinéaste qui répète ainsi), mais plutot comme signe - et elles ont rec;:u son aval, elles ont elles aussi valeur de message. II est allé au bout de cette main mise sur I'espace lorsqu'il a interprète lui-même le maître d' école de la Maison des bois.

Proximité du spectateur aux personnages de Loulou, étroitesse du cadre donc, moins constante dans Nous ne vieillirons pas ensemble où pourtant le cadre est souvent cerné et rétréci par le pare-brise de la voiture, lieu de rencontre forcé des couples sans domicile commun. Le cadre, quand il est plus large dans Nous ne vieillirons pas ensemble, isole les personnages, les montre à la recherche de I'autre : le très beau plan de I'arrivée de Jean devant la maison de son père ; et aussi le dernier magnifique également - et pas seulement pour la rareté des plans « mentaux » chez Pialat de Marlène Jobert dans la mer, souvenir de Jean d'où il s'exclut, lui qui était présent dans le plan « réel ». Ces moments élargis où le personnage est lourd de sa solitude révèlent donc le décor dans une fonctionalité réaliste et psychique, comme le jardin de la grand-mère de Catherine, qui se plaint de sa maison trop grande où personne ne vient plus la voir. De même le début de Loulou est comme une clé qui donne le ton du film: Dominique seule la nuit longe les boulevards sur le terre-plein, sous le métro aérien et voit fugitivement, tout proches les visages d'un couple enlacé. Mais dans Loulou les personnages sont souvent très près les uns des autres, qu'ils soient très nombreux (le bal du début, le déjeuner chez Mémère, le café), ou qu'ils soient deux, proches I'un de I'autre, proches de nous. Loulou projette sa tête taurine contre celle de I'adversaire : au bal il cherche plus de son mufle insistant à forcer la réserve de Nelly qu'à mettre leurs corps en contact; dans une scène parallèle, au café, il harcèle Bernard, le nouvel ami de Dominique, de la même manière, visage contre visage, ,attirance et agressivité empruntant le même langage gestuel. Lorsque Nelly se trouve pour la deuxième fois avec Loulou dans la chambre d'hotel, elle en fait tout le tour (comme un chat dans une nouvelle maison rase les murs et ne se livre pas a découvert) dans un investissement impossible de 1'espace qui se réduit, au plan suivant, au lit seulement.

Quel est donc le rôle du décor dans ce cadre serré, dans cette mise en scène rapprochée ? L'appartement de Nelly et André, la rue où Loulou reçoit un coup de couteau sont parmi les rares lieux un peu larges et ceux Du le conflit est le plus ouvert. Ailleurs, il est comme en reflet sur les personnages, comme intériorisé et en correspondance avec leur comportement : le gris bleu dénudé qui environne Nelly à l'hôpital après son avortement. Dans la première scène de Nous ne vieillirons pas ensemble, chez Jean, Catherine au lit avec lui déclarait que I'appartement lui donnait le cafard, lui semblait « mort, pas vivant, quoi ». Dans Loulou, André fait le même commentaire sur une rue récemment vouée aux antiquaires. Le rôle de cellule réduite que jouait souvent la voiture dans Nous ne vieillirons pas ensemble, est dans Loulou attribué au lit. Lit d'hôtel d'abord (avec l'effondrement comique du sommier), lit de I'ami qui héberge Loulou et Nelly, où l'arrivée d'une autre femme provoque la fuite de Nelly avec elle, lit d'hôtel encore où les deux jeunes femmes se sont refugiées, lit d'hôpital où Loulou soigne sa blessure et où Nelly essaie de trouver une place. Lit ferme enfin, de I'appartement où Nelly essaie de reconstituer un décor proche de sa vie précédente et sur lequel on s'allonge tout habillé, sur lequel les copains posent une fesse mais qui n'est plus habité par deux corps cherchant à rompre une solitude. Lit, cadre minimal d'une vie passive «Rien », répond Loulou quand on lui demande ce qu'il a envie de faire), non pas lieu de plaisir ou d'amour. (Le plaisir n'est d'ailleurs évoquée que face à d'autres personnages : « II n'arrête pas », dit Nelly à André, « Ce qu'elle aime, c'est mes couilles » dit Loulou à Thomas). C'est plutôt le lieu de I'inaction, du refus. « Quand je ferme la porte, j'oublie le reste du monde », dit Nelly à André, sans dire vraiment ce qu'elle trouve.

Proximité et expulsion, les deux aspects de bien des scènes chez Pialat. Expulsion, rejet, éviction, exclusion, une enfance sans cesse remise à nu. Dans Loulou un couple au café avec un bébé évoque I'autre enfant qui est en nourrice ; « parlons d'autre chose », dit la mère. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble comme dans Loulou la famille est un organisme dont on fait partie, qu'on rejette, auquel on revient : dans le premier, Jean va demander à son père la bague de fiançailles de sa mère; Catherine, pour signifier une rupture définitive, dit : « Et puis, je ne veux plus que tu viennes chez mes parents » et toujours se protège derrière la présence de sa grand-mère, de son frère et de sa belle-soeur (Michel et Annie, les mêmes prénoms que le frère et la belle-soeur de Nelly dans Loulou), de ses parents. Loulou souhaite rencontrer la mère de Nelly et la présente à la sienne. Tous ses doutes sur sa liaison avec Loulou, Nelly les vit non pas à travers ses copains mais à travers sa famille au cours du déjeuner chez Mémère. Cette journée qui se termine dramatiquement par I'expulsion de Pierrot, I'enfant adopté de Mémère, est aussi celle où Nelly, blafarde au soleil, la main ou le cou entourés d'un foulard rouge sang, est terrifiée par la violence de Thomas, et précède son avortement. Olivier Eyquem, dans une note à la fois brève et complète sur le film (Posttif nos 222-223, p. 81); remarquait que la faiblesse de Loulou contraint Nelly à la pire blessure. S'il a raison de définir ainsi I'avortement, assez paradoxalement je ne partage pas son explication du geste de Nelly, elle avorte par refus du milieu de Loulou, de son présent, autant que par manque de confiance dans I'avenir. D'ailleurs Pialat fait dire à Loulou, parlant de la mère et du frère de Nelly : « Ils doivent être contents », I'avortement est la conséquence d'un conflit de milieux tel que I'intériorise Nelly. (II pourra dire plus tard, comme dans Nous ne vieillirons pas ensemble Jean aux parents de Catherine : « Elle a même été enceinte de moi, et je suis sûre que c'était de moi» et on lui répondra : « II ne manquait plus que ça »). Nulle analyse cependant chez Pialat de type sociologique de cet antagonisme de milieux, ou des causes politiques ou économiques des comportements. Sans reproche : « Je crois que de plus en plus de reconnaissance sera vouée aux artistes qui auront fait preuve, par silence, par abstention pure et simple des thèmes imposes par I'idéologie de I'époque, d'une bonne communion avec les non-artistes de leur temps. Parce qu'ils auront été dans le fonds réellement vivant de ce temps, dans son état d'esprit officieux, - compte non tenu de ses superstructures idéologiques. », écrit Francis Ponge à propos de Chardin. Quelques signes révèlent les distances: dans Nous ne vieillirons pas ensemble comme dans Loulou un livre est ainsi prétexte à ironiser (Loulou trouve à Nelly un air d'institutrice, Jean constate que Catherine fait des progrès). En aimant une personne d'un milieu différent de celui où ils vivaient et travaillaient jusqu'alors, Jean et Nelly s'expulsent eux-mêmes deux fois du couple qu'ils formaient auparavant. Mais I'un comme I'autre retrouvent le lit conjugal aux moments de grand désarroi et avec le même besoin, Jean lorsqu'il a perdu Catherine et Nelly lorsqu'elle est enceinte.

Ces retours disent une angoisse qui nest pas autrement exprimée. Peu d'analyse en effet dans la bouche des personnages, sinon quelques ébauches à des tiers. Peu de sentiments déclarés aussi dans le couple Nelly-Loulou ; a peine plus entre Nelly et André, encore s'agit-il du passé. Le dialogue de Loulou n'a rigoureusement ni plus ni moins de sens que tout autre élément corporel, et il succède habituellement à un geste - violent - qui a été le premier message: la gifle d' André à Nelly, la bagarre entre Loulou et André. Les seules scènes ou le dialogue vise à rationaliser le comportement, entre Nelly et André ou entre Loulou, Nelly et son frère, sont vouées d'emblée à I'incompréhension et à I'échec (Nelly tire la langue plutôt que de discuter). Le texte est cependant abondant, mais constitue d'un vocabulaire réduit et grossier " II me fait chier ce mec" « Dis pas de conneries ») qui appartient plus d'ailleurs à NelJy et André qu'aux copains de Loulou. Cinéma du comportement et non de I'événement ou du discours, et c'est là où il peut évoquer Cassavetes avec cependant moins d'éléments narratifs quer chez le cinéaste américain. Une femme sous influence est un peu la suite de Loulou (si Loulou travaillait), avec cette femme étrangère au milieu de copains qui entoure son mari, ses exigences infofmulées, une entente physique ; mais la folie explicite et les conflits verbaux tirent plus le film américain vers le drame (voir Positif n° 180, p, 11 ). Loulou reste du cote de l'instantané, avec une précision du cadre et une rigueur de la composition qui ne sont pas les préoccupations premières de Cassavetes, emporte par le flux d'un récit. Pialat reduit à son essence la dialectique du mot et du geste, dans une création d'un corps langage où se concentre le cri du monde. Cézanne : « Une minute de la vie du monde s'écoule ! La peindre dans sa réalité et tout oublier pour cela ! Devenir cette minute, être la plaque sensible... donner l'image de ce que nous voyons en oubliant tout ce qui s'est passé avant nous... » Les personnages de Pialat, qui donnent d'eux-mêmes une image immédiate, semblent d'autre part oublier tout ce qui est au futur - ne pas vieillir ensemble, ne pas avoir d'enfant ensemble.

Cette réalité de I'instant, les cinéastes qui la recherchent ne sont pas des illusionnistes. Paroles ou gestes des personnages servent plus à débrider leurs tensions trop fortes qu'à communiquer avec le partenaire - cela dans le champ du film. Mais ce qui passe de I'écran vers le spectateur, ce n'est pas une copie conforme, c'est l'essence d'une réalité qui concentre dans une petite surface la réalité d'un autre monde, comme un coffret de santal renferme toute la forêt tropicale, comme un coquillage à I'oreille parle vraiment le langage de la mer. . .


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Loulou

France - 1980. Réal. : Maurice Pialat. scén. : Arlette Langmann. Adapt. et dial. : Arlette Langmann et Maurice Pialat. Asst. réal. . Patrick Grandperret. Scripte : Hélène Viard. Prod. exéc. : Klaus Hellwig, Yves Gasser et Yves Peyrot. Dir. prod. : Daniel Messere. Dir. photo: Pierre-William Glenn et Jacques Loiseleux. Camera : Jean-François Gondre. Son: Dominique Dalmasso. Déc. : Max Berto. Cost. : Dorothée Nonn. Mont. : Yann Dedet. Secret. de prod. : Catherine de Guirguitch. Int. : Isabelle Huppert (Nelly), Gérard Depardieu (Loulou), Guy Marchand (Andre), Humbert Balsan (Michel). Bernard Tronczyk (Remy), Christian Boucher (Pierrot), Frédérique Cerbonnet (Dominique). Jacqueline Dufranne (Memere), Willy Safar (Jean-Louis), Agnes Rosier (Cathy), Patricia Coulet (Marite), Jean-Claude Meilland (le gars du casse). Patrick Playez (Thomas). G.rald Garnier (Lulu). Catherine de Guirguitch (Marie-Jo), Jean Van Herzeele (René), Patrick Poivey (Philippe), X a vier Saint-Macary (8ernard), Arlette Langmann (jeune femme au bal), Pierre Cottrell (le dragueur), Doroth6e Nonn (jeune femme au bistrot). Dist. : Gaumont - Duree : 110 mn