Bolognini: la réalité contre la légende

Le matin de Paris, le 11 mars, 1981

 

La réalisateur de « LA DAME AUX CAMÉLIAS » a fait le portait d'une enfant du siècle.

 

C'est le trente-sixième film de Mauro Bologninin et la vingt-deuxième version cinématographique de la Dame aux camélias. Depuis la création, et le triomphe, le 2 février 1852, de la pièce a'Alexandre Dumas fils &endash; quatre ans après la publication du roman &endash; le personnage de Marie Duplessis n'a cessé en effet d'inspirer cinéastes et biographes. Le réalisateur de l'héritage retrouve ici l'art dans lequel il excelle : chronique sociale et climat romanesque. Mauro Bolognini s'est attaché à raconter, non pas l'histoire de Marguerite Gautier, la dame aux camélias, mais de celle qui l'inspira, Alphonsine Duplessis.

 

Non, elle n'était pas brune, mince de lune, cette dame qui aimait les camélias. Mauro Bolognini, la soixantaine confortable, le sourire chaleureux, en trace le portrait en quelques mots : « Petite, plutôt ronde, très jeune aussi (elle mourra à l'âge de vingt-trois ans), elle ne ressemblait en rien aux femmes entretenues de son siècle, plus âgées, plus 'femmes'. Femme enfant plus que femme fatale, Alphonsine avait l'air d'une jeune fille de bonne famille &endash; les journalistes de l'époque disaient qu'elle ressemblait à une porcelaine de Saxe &endash; et c'est sans doute cette sensualité à fleur de jeunesse qui fit courir les hommes. »

 

D'Alphonsine à Marguerite, juste un mythe. Tenace. Lancinant. Jusqu'au mythe dans le mythe de Garbo. Et au revers d'une légende, la préoccupation de Mauro Bolognini: «Envie de baisser le masque, envie de filmer non pas la vie de Marguerite, mais le roman de la vie d'Alphonsine. Envie de retourner aux origines sans pour autant casser l'intime plaisir du romanesque. »

 

Un phrase de Lamartine frappe Bolognini de plein fouet. En exergue à son film, il inscrit donc : « Ils sont nés, ils sont morts, ils ont vécu. » « Ils ont vécu ! », répète-t-il en écho. «Nous arrive-t-il seulement de penser qu'un mythe ait réellement pu vivre?» Car la clef du film est bien là. Dans la modernité du sujet : une très jeune femme se sait condamnée; elle décide de vivre jusqu'au bout pour ne pas se laisser mourir, mais pour faire acte de sa mort. Histoire d'un suicide? Sûrement. Le portait aussi d'une enfant du siècle qui devient celui d'une enfant d'aujourd'hui.

 

«A partir de ces deux constatations (démythification, modernité), le choix d'Isabelle Huppert s'imposait. Elle est l'anti-Garbo. Plus que toute autre actrice, elle possède ce sentiment de culpabilité qui est le propre de sa génération. Et ce visage aussi, ce visage qui a toujours l'air de dire: J'accuse… Fait troublant : en fouillant les archives, j'ai retrouvé une maquette où l'on voit Alphonsine, dans sa loge, à la fois impudique et scandaleuse sous le regard des hommes qui l'entourent. La ressemblance avec Isabelle était totale. »

 

Documents, lettres, notes biographiques, Bolognini lira tout. Il traquera chaque détail, épluchera et les factures astronomiques que les couturiers envoyaient à la Dame, et les lancinantes ordonnances que les médecins lui prescrivaient. Pas un compte-rendu des ventes aux enchères aux cours desquelles ses meubles ont été vendus, qui n'ait été passé au crible. « Je voulais opposer la chronique au mythe. La réalité des faits à la légende. » Entre les dates et les divers points de repère («nous ne possédons aucune biographie exacte»), la part du rêve et des phantasmes. Ceux de Bolognini. « Ce n'est peut-être pas le portait d'Alphonsine Duplessis, c'est le portrait plausible d'une possible Alphonsine, qui n'est en aucun cas celui de Marguerite Gautier

 

On a souvent accusé Bolognini de tout sacrifier (histoire, contenu) à la beauté formelle des images. Plus que jamais sa Dame aux camélias est un film d'esthète; éclairages en demi-teintes, longs travellings dans des allées où embaument les roses, camaïeux distingués, une harmonie sublime des couleurs… Bolognini s'en défend pourtant vigoureusement: «On oublie trop souvent, dit-il, que le cinéma, c'est d'abord une écriture qui procède par images. Qu'on ne se leurre pas : on ne soigna jamais assez ses non avenue.» Et d'ajouter en guise de boutade cette phrase d Picasso: «Mieux vaut une rose bien peinte qu'une mauvaise affiche politique, d'accord?»

 

Caroline Babert