Le Quotidien de Paris, le mars 11, 1981
Pour Anne de Gaspéri, en présentant dans son dernier film, une "Dame aux camélias", dépourvue &endash; ô combien de tout romantisme, Mauro Bolognini a su rendre le juste ton de la première partie du XIX siècle.
Isabelle Huppert, sous les traits de la dame aux camélias, c'était inattendu. Pourtant, les dames se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Le cinéma en compte au moins cing immortelle : Sarah Berhnardt en 1913, Pola Negri en 1920, sous la direction de Lubitsch, Yvonne Printemps en 1934, avec Abel Gance, Greta Garbo dans « Le Roman de Marguerite Gautier » de Cukor, en 1937 ; Micheline Presle enfin en 1946.
Après la guerre, le mythe semblait usé. Quelque trente ans plus tard, seule Greta Garbo gardait le titre, l'emportant sur toutes dans la mémoire du public.
Isabelle Huppert était la dernière que l'on songeât à comparer à Garbo. Avec son front buté, sa silhouette assez peu romantique, 'insignifiance de ses attitudes directes, branchées sur la réalité immédiate, tout semblait éloigner a priori la comédienne du modèle. Mauro Bolognini, dans une mise en scène subtile, sort précisément «LA DAME AUX CAMÉLIAS» de sa boîte, de l'embaumement où on l'avait mise, pour la remettre en roue libre dans le contexte original. A partir de là, nous faisons connaissance avec Alphonsine Plessis, la pauvrette normande, miraculeusement incarnée par cette rousse boudeuse, froide, déterminée et sans illusion, chez qui l'on retrouve bien, cette fois, les angles personnels de la comédienne Isabelle Huppert.
Elle devient la moins évanescente, la moins fiévreuse, voire la plus cynique des «Dame aux camélias» Et pourtant, pas la moins romanesque. Plus près de Dickens que d'Alexandre Dumas, son personnage sans douceur, sans manière, rejoint le propos même de Mauro Bolognini qui justifie son choix en s'appuyant avec confiance sur l'indéniable présence de la comédienne pour donner sa version spectaculaire d'un XIXe siècle noyé dans les inégalités sociales, la misère du petit peuple et la réussite facile des milieux d'argent.
Alphonsine Plessis, Marie Duplessis à la ville, devient le symbole impitoyable de la dureté de la vie dans sa morbide ascension. Elle est malsaine la petite Normande de 13 ans, vendu par son père à un septuagénaire, et qui, de vente en revente, remonte le cours de la Seine jusqu'à Paris, où elle saura négocier ses charmes à la fumeuse société des grands boulevards.
Aux yeux de Bolognini, Marie Duplessis n'a pas d'autre réalité. Seule compte sa revanche sur les riches. Sa mort sera le prix de la liberté. Pas de pitié. On est glacé par cette dame en noir coiffée de camélias blancs, terrifiante, pathétique dans son rôle d'ange de la mort qui défie le spectre de la société éthéré. C'est dans ce sens qu'Isabelle Huppert restera sans doute la sixième «Dame aux camélias» dans l'historie du cinéma, la plus chargée de significations profondes, pour avoir soutenu sans ciller le désenchantement mortel du personnage, pour avoir su docilement incarner ce glas que Bolognini fait sonner sur le siècle. Bertrand Poiret-Deplech donne le même éclairage de «LA DAME AUX CAMÉLIAS» dans son livre paru aux éditions Ramsay. Ets-ce une faire de siècle ?
by Anne de Gasperi