Le travail de comédienne

L'Humanité, le 10 mars, 1981

 

Le film de Mauro Bolognini en avant-première ce soir à 20 h 30, pour les lecteurs de « L'Humanité »

 

Cheveux blonds, visage joliment constellé de minuscules &endash; et déjà presque légendaires &endash; tâches de rousseur, simplement et tout de noir vêtue l'air d'une étudiante, Isabelle Huppert, en visite l'autre après-midi à la rédaction de notre journal à l'occasion de la sortie, demain à Paris, ce soir en avant-première pour les lecteurs de « l'Humanité », de « LA DAME AUX CAMÉLIAS » de Mauro Bolognini, ne ressemblait en rien à une « star », encore oins au personnage exalté par Dumas-fils, qu'elle vient d'interpréter à l'écran. Miracles du maquillage et des costumes, de la lumière et de la photographie, du mensonge de la caméra, du tavail de la comédienne prenant possession d'un personnage étranger à elle-même jusqu'à s'identifier à lui l'espace d'un moment, en épousant ses mobiles intérieurs.

 

Isabelle Huppert était venue nous parler de ce travail-là. De ses difficultés de ses contradictions. il advint qu'elle le fit d'une manière différente du simple aspect « technique ».

 

"En fait, dit-elle, je n'ai pas abordé ce rôle en me posant lest questions qu'on peut imaginer à propos d'une telle œuvre. Il était clair dès le départ qu'il ne s'agissait pas de la fiction exploitée par Alexandre Dumas fils, mais de l'histoire d'une jeune fille entre quatorze et vingt-trois ans, qui en avait été l'inspiratrice. Cette histoire, je l'ai découverte en abordant le personnage, et c'est avant tout l'approche réaliste du destin d'Alphonsine Plessis, cette petite paysanne qui fut d'abord une mendiante avant de cristalliser sur elle les regards de la société parisienne de son époque, qui m'a passionnée. Il s'agissait pour moi d'échapper aux souvenirs des représentations mythiques que je pouvais avoir de cette existence tourmentée, et de recrée, finalement, une matière vivante où tout me passionnait, les rapports avec le père, avec les différents milieux."

 

 

Voir ce qui se cachait derrière….

 

  "J'ai mis dans le personnage

tous mes phantasmes..."

 

Bien. J'avais vu le film avec Garbo, et l'idée de « La Dame aux Camélias » était pour moi associée à la vie d'une grande courtisane qui se rachetait en renonçant à son amour et mourait de maladie. Bien sûr, ce côté « moral » du mythe, amour-passion, rédemption, sont aujourd'hui à ranger au magasin des accessoires. Ce qui était intéressant, c'était d'aller voir ce qui se cachait derrière, de s'apercevoir qu c'était pratiquement le contraire, de découvrir une réalité beaucoup plus dure, beaucoup plus féroce, beaucoup plus noire, que ce n'était pas du tout une jeune fille morte par amour, qu'elle n'avait point voulu se racheter de sa condition de prostituée ; de découvrir un personnage contradictoire, à la fois astreint à utiliser ses relations avec les hommes pour se hausser dans la société, et totalement volontaire, pas du tout victime dans sa démrache.

 

«le côté 'victime'», c'est uniquement la maladie ; quant aux rapports avec les hommes comme facteur d'ascension sociale, c'est la seule chose qui reste du mythe aujourd'hui, avec les aspects désespérés, solitaires, d'Aphonsine. Et si l'on conserve la notion de destruction par amour existant dans le mythe, ce n'est à coup sûr pas par amour de Dumas mais par amour du père.

 

On ne meurt pas d'amour….

 

On rejoint là des thèse modernes sur le personnage, mais je pense que c'est justement ce qui est intéressant. On ne meurt pas d'amour, on meurt de ce que les amours qu'on peut rencontrer dans sa vie ne ressemblent jamais à celui qu'on a imaginé quand on était enfant. Car finalement, le seul amour qu'Alphonsine a gardé pour toujours, c'est son père, qui est un mauvais père, un homme méchant mais roublard, et, en même temps, pathétique, qui l'utilise. Elle est incontestablement touchée par le côté pathétique de son père.

 

«ce que je vous dis là est finalement très subjectif comme interprétation. J'ai mis dans le personnage tous me phantasmes. Il en est toujours ainsi dans un rôle, mais je pense qu'au bout du compte j'ai utilisé ce mythe pour en faire mon cinéma personnel. Je ne sais s'il rejoindra le cinéma des autres, mais moi ça m'a plu d'imaginer tout ça sur cette histoire. »

 

« LA DAME AUX CAMÉLIAS », pour vous, c'est un degré de plus dans votre évolution professionnelle ?

Oui, sans doute. C'est en effet la première fois que je tourne un film avec autant de décors, des costumes (la photographie est également très belle) comportant un tel saut &endash; du moins visuellement &endash; dans le romanesque, le spectaculaire. En ce sens là oui, c'est un palier. Sinon, c'est un film de plus, et…tous les films sont des paliers pour moi. C'est toujours très proche d'un cheminement personnel et intérieur. C'est un pas de plus par rapport auquel je suis toujours curieuse de connaître les réactions. Car un film ne prend sa vraie signification qu'en regard du public.

 

Ma « Dame aux Camélias »

 

  "J'ai mis dans le personnage

tous mes phantasmes..."

 

Comment avez-vous travaillé avec Bolognini ?

Dans l'équilibre, il me semble. Je pense que la meilleure collaboration entre un acteur et un metteur en scène s'effectue lorsque le metteur en scène laisse l'acteur le plus libre possible de lui-même. Bien sûr, je sais bien que disant cela, j'ai l'air de minimiser l'importance du metteur en scène, mais dans ma bouche ce n'est pas le cas. Au contraire, la qualité majeure d'un metteur en scène est de savoir « récolter ». Bolognini m'a laissé exister, vivre « ma » « Dame aux Camélias ».

 

D'une façon générale, vous tournez beaucoup. A quoi cela correspond-il pour vous ? Ce sont les occasions qui se présentent, on vous demande, vous faites un peu de « forcing » par défi à vous-même ?

Ah non ! Quand je tourne, j'ai toujours l'impression que cela correspond à une sorte d'évidence, au bout du compte. Ces derniers temps, j'ai pratiquement tourné tous mes films les uns à la suite des autres, mais en même temps, je n'imaginais pas que c'étaient des films que je ne pouvais pas ne pas faire. Il y a eu le Godard, le Pialat, le Cimino, il fallait que je les fasse, je ne pouvais pas… Alors pourquoi me mets-je dans cette situation ?... Peut-être viendra-t-il un moment où je pourrai dire non. Même si c'est Godard ou Cimino… Mais je ne crois pas. Je ne vois pas comment j'aurais pu dire non. Alors maintenant, j'aimerais bien ménager des pauses entre les films. Mais j'aime tourner, en fait. Et puis, à partir du moment où je commence à aimer un personnage, à avoir envie de travailler avec un metteur en scène, il y a une notion de nécessité qui m'apporaît dans l'idée de tourner. Pourquoi cette nécessité là est-elle dans ma vie plus importante qu'une autre, je ne sais. Parce que j'aime travailler, parce que…

 

Je connais aussi des gens qui voyagent beaucoup et ne peuvent se passer de voyager. Finalement cette accumulation de films n'est-elle pas pour vous une série de voyage?

Oui, oui, oui, bien sûr ce sont des fuites, ce sont des « voyages ». Mais je ne pense pas que ce soient des voyages négatifs, des fuites en avant. Non, ce sont des voyages où j'essaie de conserver au maximum la notion de plaisir, bien que ce soit pas l'élément prépondérant. Car il n'y a pas que du plaisir dans ce genre de voyage. Il y a beaucoup de souffrance, souvent, et beaucoup de difficultés. Je ne peux pas dire que « La Dame aux Camélias » fut une partie de plaisir, mais c'était quand même une sorte de plaisir dans l'effort. J'aime bien le travail, aussi les choses bien faites.

 

Le définition du bien-être

 

  "J'ai mis dans le personnage

tous mes phantasmes..."

 

Avec qui aimeriez-vous tourner maintenant ?

Je ne sais… J'essaie toujours de faire correspondre mes possibilités à mes désirs. Je vais tourner avec Tavernier un « Thompson », avec Losey une adaptation de « La Truite » de Roger Vailland, avec Godard, « La Passion », puis encore un autre film avec Michel Deville. Oui, il y a beaucoup de gens avec qui j'aimerais tourner, mais je suis déjà très contente de tourner avec ceux avec qui je tourne.

 

Avec-vous l'impression d'avoir déjà réalisé un idéal professionnel?

C'est curieux, mais pendant longtemps je me suis arrangée pour que tout n'aille pas très bien, car en fait j'avais peur du succès, de l'aspect « fini » qu'on trouve dans le succès. Puis je me suis aperçue que tout est à recommencer sans cesse, que le succès n'est pas une fin. Aujourd'hui, j'ai le sentiment d'être au contraire au début de quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais c'est en quelque sorte la définition du bien-être d'être toujours au début de quelque chose. En ce moment, je suis très contente d'avoir tourné «LA DAME AUX CAMÉLIAS». Le reste, c'est plus relatif…

 

Le reste, c'est quoi?

Quand on fait un film, on se demande toujours si les gens vont l'aimer ou non, mais il ne faut pas non plus que cela devienne une préoccupation majeure…

 

Quelle doit être la préoccupation majeure?

C'est de tourner les films. De les faire, et de les faire bien. Et d'être sincère avec soi-même. Cela se sent, quand on triche ou non.

 

Vous avez triché parfois ?

Non, jamais !

 

Interview réalisé par

François Maurin