Isabelle passe un test

Nouvel Obs, le 9 mars 1981

 

"j'adore me voir mourir à l'écran!" dit la nouvelle La Dame aux Camélias.

 

Elle est menue, elle doit avoir seize ans, non, vingt. On la reconnaît d'abord à sa bouche ou plutôt à sa lèvre supérieure, enfantine, bouleversante ou gaie. C'est une grande actrice: elle a tourné, elle tourne avec Sautet, Boisset, Tavernier, Goretta, Chabrol, Techiné, Pialat, Godard, encore Tavernier, de nouveau Godard. Vous la connaissez très bien: elle s'appelle Isabelle Huppert, elle fait une carrière fulgurante une toutes les comédiennes peuvent lui envier. Elle n'a pas vingt ans, en réalité. Car il y a déjà dix ans qu'elle tourne. Mais elle est si sensible à ses personnages qu'elle porte leur âge comme un costume fait sur mesure. Aujourd'hui donc, elle a treize ans et puis vingt-trois, elle est la petite marchande d'allumettes et une diva, elle est Alphonsine Plessis dite Marie Duplessis dite Marguerite Gautier dite Violette; elle séduit, elle aime, elle souffre, elle meurt. Bref, elle est La Dame aux Camélias.

 

Un bol de sang

 

On le sait, « La Dame aux Camélias » est une étape impérative dans le parcours d'une vedette. De Sarah Bernhardt à Greta Garbo et à Maria *lix (qui détourna spectaculairement le sens commun du mot « poitrinaire ») en passant par les stars et les vamps de la grande époque. Théda Bara, Pola Negri, Nazimova (le flirt de Rudolph Valentino), Norma Talmadge, Yvonne Printemps, Micheline Presle, Sarita Montiel, deux Suédoises, une Egyptienne &endash; sans oublier MIIe Edwige Peuillère, qui toussait si bien sur les planches -, Marguerite Gautier a pris tous les visages illustres du XXe siècle. Isabelle Huppert passe donc un test. Réussite en beauté: sa dame et ses camélias rafraîchissent le mythe. Isabelle y fait moins son intéressante que Greta; elle est douce, cruelle, épuisée. En manteau de soirée, elle boit un bol de sang aux abattoirs avant de le recracher dans sa loge, à l'opéra. Misérable et somptueuse à la fois, elle est le trait d'union entre la Traviata et la l'égende d'une petite prostituée vendue par son père à un forain.

 

MIIe Huppert est une énigme. Benjamine de trois sœurs (Elizabeth, Caroline, Jacqueline) qui se sont diversement illustrées dans le monde du spectacle, Isabelle ne se souvient pas d'une vacation dévorante. Le cinéma ? « On n'y allait jamais, on habitait la banlieue. » La mythologie du cinéma? « Encore moins. Quand ma sœur, catastrophée, nous a appris la mort de Marilyn, ça ne m'a pas bouleversée, je ne la connaissais même pas de nom.» (N.D.L.R.: le jour de la mort de Marilyn, MIIe Huppert ne devait pas être bien vieille.) Mais, alors, ce goût et même cette passion pour le cinéma, passion telle que les heures d'attente dans le studio lui semblent les plus exquises ? « Eh, bien, peut-être est-ce le désir de séduire ».

 

James et Venise

 

Désir exaucé : depuis 1971, elle n'a cessé de tourner deux, trois ou quatre films par an et depuis 1976, avec «LA DENTELLIÈRE», de Claude Goretta, elle a été Violette Nozière, l'une des sœurs Brontë, l'héroïne de «SAUVE QUI PEUT (LA VIE)», l'étonnante compagne de « LOULOU » et la star du fameux «HEAVEN'S GATE», de Michael Cimino, film-fleuve qui, dit-on, devrait recevoir autant de louanges en Europe qu'il obtint de critiques en Amérique. Elle vient d'achever «LES AILES DE LA COLOMBE», de Benoît Jacquot, d'après Henry James, où elle interprète le rôle de Milly Theale, fragile héritière consumée par la maladie et dépouillée par sa meilleure amie, Kate Croy, interprétée par Dominique Sanda. On attend avec impatience la rencontre James/Huppert dans Venise, en hiver. Rude hiver, d'ailleurs: après l'agonie d'Alphonsine, il lui a encore fallu étouffer et rendre l'âme devant les caméras. Un épreuve? "Mais non, moi, j'adore me voir mourir à l'écran!", murmure MIIe Huppert en attaquant ses concombres à la menthe.

 

By Jean-François Josselin