Des Orchidées pour La Dame aux Camélias

L'Express, le 9 mars 1981

 

Signée Mauro Bolognini,

la 22e "DAME AUX CAMÉLIAS"

du cinéma est peut-être la première.

Ou mieux, la seule Patrick Thevenon

la couvre de fleurs

 

Seuls les fils de notaire et de pharmacien embrassent, sans états d'âme, la profession de papa. Il en va autrement chez les artistes et, de Jean-Chrétien Bach à Maurice Rostand, pour ne citer que des personnes défuntes, on sait ce qu'il en coûte de vouloir chausser les bottes du père créateur.

 

Fils naturel d'Alexandre Davy de La Pailleterie, dit Dumas, home de lettres et de Catherine Labay, lingère, Alexandre Dumas jeune a vécu ce drame. Et il l'a très exactement transposé dans la seule de ses œvres qui ait résisté au temps : « La Dame aux camélias ». Sans père Duval, en effet &endash; le choix du nom, déjà, est révélateur &endash; pas de désastre. C'est lui qui, en séparant les amants, transcende leur amour. Marguerite et Armand, sinon, se fussent probablement lassés l'un de l'autre au bout de quelques mois, traités de gigolo, de grue et quittés bons amis. Tout le mal vient du vieux.

 

Cette intervention tragique du père dans le destin de son enfant, Mauro Bolognini et ses scénaristes, Jean Aurenche et Vladimir Pozner, en ont fait le pivot de leur «Dame Aux Camélias» - vingt-deuxième du nom au cinéma &endash; laquelle, pour le reste, s'inspire librement de la réalité &endash; l'idylle Alphonsine Plessis&endash;Alexandre Dumas&endash;et de la fiction&endash;l'idylle Marguerite Gautier-Armand Duval. Sur un thème vieux de cent trente-trois ans, et surexploité , ils ont donc, sans en trahir l'esprit, bâti une œuvre nouvelle.

 

Leur coup de maître est d'avoir ressuscité, si l'on peut dire, le père d'Alphonsine, mort en fait lorsqu'elle avait 15 ans, ce Marin Plessis &endash; auquel ils ont donné la séduction de Gian Maria Volonté &endash; qui fut l'initiateur de sa fille, à 13 ans &endash; mais la chose était courante, paraît-il, en Normandie, à l'époque &endash; et dont ils font le gestionnaire de sa débauche.

 

Nullement un bourreau d'enfant, Marin Plessis: il adore sa petite Alphonsine, laquelle l'idolâtre littéralement. Bolognini leur fait échanger des baisers, mi-filiaux mi-incestueux, qui sont des chefs-d'œuvre d'équivoque. Et, dans la version de trois heures et demie qui passera, l'an prochain, a la télévision &endash; au cinéma, le film dure deux heures &endash; on les verra carrément coucher dans le même lit. Sans chemise.

 

S'il pousse Alphonsine dans la voie de la galanterie &endash; en la vendant, avant la puberté, à un riche marchand du voisinage &endash; donc dans les bras de messieurs d'âge plus enclins à monnayer ses faveurs que les jeunes gens, c'est moins par cupidité que parce qu'il croit, sincèrement, qu'elle y sera plus heureuse qu'à se faire engrosser annuellement par quelque fermier aviné. Il sait de quoi il parle : il vend des potions abortives aux voisines. Et, si Alphonsine se laisse manœuvrer, c'est parce qu'elle n'éprouve aucun dégoût, bien au contraire, pour les hommes décatis, qui sont, à ses yeux, autant de pères avec lesquels on peut faire impunément l'amour. Bête comme Freud.

 

 

Sa liaison avec le fils Dumas (Fabrizio Bentivoglio) est une affaire sociale. Car, de même que, pour le parvenu, le comble de la réussite consiste à pouvoir proclamer ses origines, le comble du triomphe, pour une courtisane, est pouvoir imposer à ses protecteurs la présence d'un amant jeune, beau et pauvre, qu'on dit « de cœur », Mais l'amour n'a rien à voir là-dedans. La preuve: même lorsqu'ils sont riches et généreux, comme Agénor de Guiche (Yann Babilée), les beaux jeunes gens ne font jamais long feu dans le lit d'Alphonsine. Seuls les vieux s'y prélassent à loisir.

 

En dépit des apparences &endash; et elles sont somptueuses: secondé par Piero Tosi pour les costumes, Mario Garbuglia pour les décors, Ennio Guarnieri pour la photo, l'esthète Bolognini s'est surpassé- «La Dame aux Camélias» n'est pas un film sur l'argent. En dépit d'une brochette de lions et de grisettes, d'une morte de 20 ans, ce n'est pas un film sur la jeunesse. En dépit d'orgies sans fin, ce n'est pas un film sur le sexe. «La Dame aux Camélias» est un film sur la malédiction paternelle. A travers une série d'écrans &endash; la fortune, le plaisir, la passion, et même la drogue &endash; Marin et Alphonsine poursuivent, jusqu'à son terme fatal, leur impossible dialogue.

 

En ce sens, le choix d'Isabelle Huppert pour incarner Alphonsine est magistral. Elle ne ressemble pas au modèle dont les contemporains, Jules Janin en particulier, disaient qu'elle avait l'air d'une duchesse: au fond, Alphonsine Plessis, devenue Marie Duplessis au faîte du demi-monde, puis la comtesse de Perregaux aux portes du monde, était une fausse duchesse qui couchait en un temps où la triple crainte de Dieu, de la maternité et de la maladie retenait les vraies de le faire. Isabelle Huppert, elle, ressemble à une enfant. Elle est parfaitement crédible en fillette campagnarde. Et parfaitement touchante quand, parée pour le bal, elle a plus l'air de jouer à la dame que d'en être véritablement devenue une.

 

D'ailleurs, c'est la fillette, en elle, que recherchent les hommes : le curé (Fabio Traversa), amateur de premières communiantes ; le comte Stackelberg (Fernando Rey), qui pleure son enfant morte ; et son fugace mari, Perregaux, habitué aux petites prostituées arabes, tous des Humbert-Humbert en quête de Lolita.

 

Sur ce thème de la malédiction paternelle, quelqu'un est allé plus loin encore qu'Aurenche et Pozner: Bertand Poirot-Delpech, dans l'alerte roman qu'il a « rêvé » à partir du film (« Marie Duplessis, la Dame aux camélias »). Il a, en effet, gratifié la jeune femme d'un amant supplémentaire, un mystérieux «homme du jeudi». dont Alexandre Dumas fils, affreusement jaloux, finit par découvrir qu'il s'agit… d'Alexandre Dumas père. A l'époque, celui-ci était, en fait, l'amant de Lola Montès, et c'est avec Franz Liszt qu'Alphonsine-Marie trompait Alexandre junior. Mai ne nous encombrons pas de données historiques. Car, grâce à l'invention de Poirot-Delpech, soudain, toutes les vérités se rejoignent dans cette ultime fiction : celles de la réalité, du roman, de la pièce et un film. Une fois encore, l'art s'arrange pour faire plus vrai que nature.

 

Qui s'en plaindrait? Dans la vie, l'ultime sortie de la dame aux camélias fut pour assister à la création d'un vaudeville intitulé « Les Pommes de Terre Malades ». Dans le film, Mauro Bolognini la fait agoniser à l'Opéra, tandis que retentit le sublime prélude du « Pirate » de Bellini. Cela vous a, quand même, une autre allure.

 

By Patrick Thevenon