Camélias: une dame chasse l'autre

Le Point, N° 442, le 9 mars 1981

 

Singulière aventure. Ce film original, ambitieux, somptueux est sans cesse menacé de sombrer dans la convention. Mauro Bolognini veut arracher Marguerite Gautier aux camélias fanés de la légende, mais il est atteint en route de la même consomption qui min son inspiratrice. Par instants, l'héroïne paraît éclairée aux vraies couleurs de l'histoire, pour finalement retrouver le teint de cire d'un personnage du musée Grévin. Néanmoins la tentative mérite attention, qui aura révélé des lambeaux de stupéfiante vérité, des éclairs de beauté absolue, et confirmé le génie qu'a Isabelle Huppert de relever les défis les plus fous.

 

«La Dame», ce fut d'abord, en Normandie, Alphonsine Plessis, qui exploitée par les hommes et les exploitant en retour, connut une carrière de courtisane de haut vol sous le nom de Marie Duplessis, avant de mourir de tuberculose, en 1847, à 23 ans. Elle étonna Paris par sa beauté, son train de vie, ses scandales, ses dettes, mais rien de tout cela ne la destinait à une postérité qu'elle trouva dans l'encrier du fils d'Alexandre Dumas. Le petit Alexandre fut l'un des multiples amants de la tumultueuse Marie, l'aima sans doute et pleura peut-être cette fille trop chère pour lui. Désir, nostalgie, remords cristallisèrent en lui pour enfanter un personnage de fiction, Marguerite Gautier.

 

Roman et pièce de théâtre (plus tard opéra et film <voir article page 98>), «La Dame aux camélias» connut un succès fabuleux. L'héroïne de Dumas a pris aujourd'hui un sacré coup de vieux… Elle s'éteignait victime de préjugés étroits et de phtisie galopante. Depuis lors le BCG a fait reculer la tuberculose et la morale bourgeoise a viré sa cuti…

 

Aussi bien n'est-ce point à cette «Dame aux camélias» que Bolognini s'est intéressé, mais à la Marie Duplessis qui l'inspira. Il évoque avec brio quelques épisodes décisifs de la trajectoire qui fera de l'adolescente en haillons une reine des salons parisiens: l'ingénuité perverse avec laquelle elle trouble un prêtre qui se pend à l'aube d'une nuit de péché; la rencontre sur un coche d'eau avec la roulotte bleue du tsigane Maxence et l'opulence noire du prince Stackelberg' l'atelier des grisettes d'où Marie s'envolera à la conquête des loges d'opéra. Ce sont là les plus beaux moments du film.

 

Peu à peu, il s'enfonce dans les canapés de la dolce vita dis-neuvième. Accessoiriste perfectionniste, Bolognini nous offre pour tout stupre des voluptés d'antiquaire. Sa «Dame aux camélias» reste assise entre deux fauteuils.

 

Par exemple, tournée en double version, pour le cinéma et la télévision, l'œuvre qui nous est présentée semble une anthologie de morceaux choisis.

 

Pourquoi avoir choisi Marie Duplessis contre Marguerite Gautier si c'était finalement pour renouer avec la fiction: les rapports entre Marie et Alexandre Dumas fils restent dans une brume suspecte, l'épisode Liszt est escamoté, la pression des créanciers ne s'exerce qu'en coulisses, et le personnage du père de Marie, mort quand elle avait 15 ans, devient la clé de l'intrigue. On attendait une étude de société, plutôt que l'analyse d'un CEdipe du pauvre

 

Hésitant entre romantisme et réalisme, légende et histoire, misérabilisme et superproduction, sociologie et psychanalyse, cinéma et télévision, cette «Dame aux camélias» éblouit par sa superbe photogénie, mais ne trouve ni sa juste longueur ni sa vraie profondeur.

 

D'où vient alors la fascination qu'elle exerce? de son interprète, Isabelle Huppert. Sa présence virginale et vénéneuse apporte au brio décoratif son supplément d'âme. Elle seule introduit le culot dans ce film trop timide. Quand elle descend, nue, le grand escalier du duc de Guiche pour être présentée à ses amis du Jockey Club, ou que, vêtue de lin blanc et de perversité candide, elle va aux abattoirs boire chaud le sang de bêtes fraîchement abattues, elle soulève soudain un trouble qui manque à ce film trop drapé.

 

Il fallait oser coucher le mythe dans les draps chaudes et sales de la réalité. Mais la tradition est respectée. La dame aux camélias meurt comme toujours: exsangue.

 

Par Pierre Billard