Les Gens

Paris Match N° 1616, le 16 mai, 1980  

 

C'est la première fois qu'Isabelle laisse un photographe saisir un de ses moments d'intimité.

Parce que c'était une femme, Dominique Isserman. Parce qu'elle accepte peut-être plus facilement les exigences

 

 

Photos: Dominique Isserman

 

 

Ç a n'était jamais arrivé: une comédienne trois fois présente au festival de Cannes (qui débute le 9 mai). Isabelle Huppert, la petite débutante boulotte, est devenue mieux qu'une star: une professionnelle qui sait tout faire. «Un rêve», dit Catherine Breillat: la romancière a découvert la comédienne depuis qu'elles travaillent ensemble.

 

Il y a une nouvelle «Dame aux camélias». Elle ne porte pas de lunettes noires pour se cacher, car on ne la voit pas, elle se fond dans la foule dont elle et l'essence. Dans la rue, on ne la reconnaît jamais. Il arrive cependant qu'on la prenne pour quelqu'un qui ressemble à elle-même et, à l'écran, elle ressemble à chacun de nous. C'est Isabelle Huppert. Elle est rousse, toute petite, presque cendre avec des dents aiguës comme des dents de lait. C'est l'éminence grise du cinéma. Cette dame aux camélias qui pourrait aussi bien jouer la petite marchande de violettes a triomphé à Cannes, il y a deux dans, en recevant le prix d'Interprétation.

 

Contrairement à ce qu'on croit au cinéma, les difficultés ne tiennent jamais aux spectaculaires péripéties physiques comme on les voit accomplies par Belmondo: elles sont internes. On ne crée pas un personnage, on l'incarne. C'est ce qui rend toutes les actrices si fragiles, c'est schizophrénie permanente. Mais si Isabelle n'est pas vraiment fragile, c'est qu'elle c'est fait de cette fragilité une force en creux. Ceci la rend incroyablement fiable. Sur un tournage, elle est l'auxiliaire absolue d'un metteur en scène. Un rêve. On ne devient pas une grande actrice par hasard. On n'imagine le travail auquel Isabelle Huppert s'astreint que lorsqu'on voit par hasard &endash; elle les cache jalousement &endash; les notes dont elle macule ses scripts. Pour tout arracher à elle-même, aux méandres de sa vie privée. Même son inconscient est aussi implacablement mis au pillage pour devenir notre inconscient collectif.

 

Dans « LOULOU », elle incarne une femme bourgeoise, Nelly, qui quitte son mari pour un amant de banlieue, ce Louis que se copains appellent « LOULOU ». C'est une histoire d'amour physique.

 

«Il n'arrête jamais, si tu veux la savoir », jette-t-elle à son mari (Guy Marchand) pour expliquer sa fuite avec Gérard Depardieu, Loulou violent qui n'est soudain qu'un gros nounours désarmé par cette toute petite femme différente et indifférent.

 

C'est l'histoire d'un monde où les hommes qui n'ont pas changé, pataugent dans un anachronisme qui leur échappe comme un engrenage qui n'accroche pas. Parce que Nelly, elle, ne comprend plus ce langage, c'est comme s'ils n'avaient pas été programmés pour la même histoire. Ça a à voir avec la grande peur des hommes, leur angoisse comme elle nous concerne tous et filmée- dit-on &endash; comme on n'en a pas l'habitude. De l'intérieur.

 

Quotidiennement, si quotidiennement qu'on n'imagine pas quelle souffrance cela a été pour les acteurs et le metteur en scène lui-même. Des films comme ça, on ne les fait pas impunément, c'est l'histoire du « marchand de Venise ». On paie avec sa chair. On dit que les acteurs n'ont pas l'air d'être filmés, que c'est une immixion impressionnante, presque obscène, dans l'univers d'autrui.

 

On dit cela, mais il faut attendre pour voir. Le film est en morceaux. En tout petits morceaux. Pialat recoue encore, comme un chirurgien. Sans anesthésie. Isabelle est fière d'elle; elle n'a pas craqué. Elle a assumé son rôle jusqu'au bout, comme elle s'y était engagée.

Si sa vie de comédienne nous regarde, à la rigueur,

sa vie de femme ner egarde qu'elle.

 

Sans anesthésie aussi, au travers de toutes les incertitudes, les interruptions de tournage, les violences qui lui ont été faites, car « LOULOU », c'est un véritable attentat à la pudeur morale. Bon, à présent, elle ne peut plus en parler. Ce n'est pas qu'elle ne veut pas, c'est que le travail passe avant la gloire. Tout pour le film et le film, c'est celui qu'elle tourne présentement à Rome : « LA DAME AUX CAMÉLIAS ». Isabelle Huppert s'y confronte sous la direction de Mauro Bolognini, à son père, Gian Maria Volonte et à son soupirant, Bruno Gantz. Elle a dû se refaire une autre carapace, une autre chrysalide en vitesse. « Le tournage est dur. Très dur », dit Isabelle. Comme d'habitude. Il faut casser la chrysalide et devenir papillon. Ephémère.. Isabelle vit devant la caméra. C'est son miroir. Le lieu où elle a choisi de vivre complètement. Sans tricher. Elle ne rêve pas de gloriole. Tout est travail. Même être belle.

 

Isabelle l'est devenue sans artifice, à force de volonté et d'intelligence. Au cours des films, elle s'est modelé un regard, des pommettes, une bouche. L'incroyable beauté des stars, elle l'a acquise de l'intérieur, comme si c'était à la portée de n'importe qui. Que la beauté ne soit rien, qu'une chose refoulée qui éclot peu à peu, au fur et à mesure que, de rôle en rôle, elle revit et exorcise tous les traumatismes.

 

D'ailleurs, ce n'est pas par hasard si «LA DAME AUX CAMÉLIAS » a elle-même un prénom de fleur bien plus banal: Marguerite. Marguerite, comme on en trouve partout. C'est cela, le mystère d'Isabelle Huppert ; c'est de savoir être n'importe qui, comme personne.

 

Par Catherine Breillat