Questions de femmes, novembre 2003 : Il est plus difficile d'être un acteur qu'un actrice
Apres son succès dans "La Pianiste», lsabelle Huppert retrouve le réalisateur Michael Haneke dans «Le Temps du loup». Le quotidien d'une mère et de ses deux enfants livrés au dénuement le plus total après qu'une catastrophe intervient et menace le monde. « Le Temps du loup" est une fable poétique, dure et parfois cynique, sur la nature humaine. Un de ces films qui vous habite longtemps après que vous I'avez vu... A cette occasion, nous avons rencontré la comédienne qui nous parle de son travail, du temps, de la célébrité, et de son image.
Comment présenteriez-vous Le Temps du loup?
Isabelle Huppert: Comme une fable, un conte. C'est un peu , »il était une fois une mère et ses deux enfants»... Comme dans les contes, un événement traumatique survient des le début. Le film raconte une histoire apparemment irréelle, mais qui bascule soudainement dans le réel, qui pourrait se passer à nos portes.
Se sert-on de ses propres angoisses, de ses propres peurs pour se préparer à un tel rôle?
I. H.: Ni plus ni moins que pour un autre rôle. Si ce film nous dit quelque chose, c'est avant tout que, dans ce genre de cataclysme, I'individu disparaît peu à peu. Nous, les comédiens, étions soumis à ce postulat. Alors on engloutit avec nous les matériaux sur lesquels on travaille d'habitude, les stratagèmes sur lesquels on s'appuie pour camper nos personnages. L'imaginaire se nourrit d'autres choses. Je me suis surtout attachée à des sentiments très primaires: la fatigue, la faim, la peur...
Comment voyez-vous Anne, cette mère que vous incarnez ?
I. H.: C'est quelqu'un qui lutte pour survivre. Elle se bat pour trouver un abri, à manger pour ses enfants. Haneke a choisi de ne pas s'attarder sur le spectacle de la douleur. Mais ii nous fait d'autant plus mesurer cette douleur qu'il ne s'y attèle pas avec les ingrédients habituels. II nous fait toucher le dénuement le plus total, et retrouve, du coup, une certaine vérité. Lorsque I'on pense à ceux qui essayent d'échapper aux drames collectifs, aux massacres, on perçoit que I'on est au-delà de la souffrance et du désespoir. Une forme de vie subsiste qui a dépassé le luxe de l'expression de la souffrance. Une seule chose compte alors : survivre.
Le hasard fait que nous nous rencontrons le 11 septembre, date anniversaire de la tragédie du World Trade Center. Vous êtes-vous déjà posé la question de savoir comment vous réagiriez face à une telle tragédie?
I. H.: Sans doute pas avec autant de force qu'Haneke a choisi de le montrer dans le film. En même temps, comment savoir? Je pense que toutes les données sont changées lorsqu'un événement comme celui-là surgit : I'individu se transforme alors de manière tout à fait imprévisible.
« Je ne veux pas me vieillir à I'écran», disiez-vous en 1981. Vingt-deux ans plus tard, I'eau a coulé sous les ponts, et vous avez visiblement changé d'avis à voir votre rôle dans 8 Femmes pour lequel vous avez accepté de vous enlaidir...
I. H.: S'enlaidir, ce n'est pas vraiment ça ! De toute façon, on ne s'enlaidit jamais à I'écran ! On se transforme, on joue, on devient une autre, on crée la surprise, mais un chignon et des lunettes, ce n'est pas le comble !
Comment présenteriez-vous Le Temps ~ Le temps qui passe, comment le vivez vous?
I. H.: Le seul point qui m'ennuie, c'est d'avoir à y répondre. Et d'avoir à répondre à la question! C'est l'unique inconvénient...
«Une actrice s'aime rarement», disiez-vous. Pour mener une carrière comme la vôtre, ne faut-il pas s'aimer beaucoup, au contraire?
I. H.: II faut surtout que les autres vous aiment!
Que n'aimez-vous pas chez vous?
I. H.: Ma tristesse!... Je suis triste, mais pas malheureuse. Mais ça ne m'empêche pas de sourire.
Justement, comment avez-vous vécu le fait que ce film ait été mal accueilli lors du dernier Festival de Cannes?
I. H.: Ah bon, il a été mal accueilli ! De toute façon, si c'est le cas, c'est le film qu'on n'aime pas, pas I'actrice. J'ai I'habitude d'aller à Cannes : le consensus y est rare et peu souhaitable. Cannes, c'est le lieu de la controverse, souvent à géométrie variable. Ce qui est brûlé un jour est adoré le lendemain.
Vous dites souvent que parler de vous vous «répugne», en tout cas, vous insupporte...
I. H.: Non, cela ne m'insupporte pas, mais les gens aujourd'hui parlent beaucoup parce qu'ils ont peur.
Pour autant, vous êtes l'une de nos actrices les plus discrètes, voire secrètes. Pourquoi?
I. H.: Discrète et secrète, ce n'est pas la même chose! Etre actrice, ce n'est tout de même pas le comble de la discrétion! Ce n'est pas parce qu'on en dit peu qu'on n'en dit pas assez! Et, à I'inverse, on peut en dire énormément, et rester totalement énigmatique...
Je vous cite une dernière fois...
I. H.: D'accord, mais, après, vous faites vos devoirs tout seul?..
Pour justifier votre discrétion, vous avez dit: «On est dans un monde d'hommes où il faut affirmer sans cesse sa singularité et sa puissance, et j'ai I'impression que lorsqu'on parle d'une femme, même positivement, c'est toujours pour la manipuler : je suis donc méfiante.» N'est-ce pas noircir beaucoup le tableau?
I. H.: Je devais être encore plus triste que d'habitude, ce jour-là!
C'est difficile d'être une femme?
I. H.: Tout dépend à qui I'on s'adresse. Pour moi, non. J'ai choisi une des formes les plus accomplies de I'expression féminine, même si dans le monde du cinéma, on peut se heurter à une domination masculine, comme partout ailleurs. Mais les femmes explorent des terrains plus subversifs, plus minoritaires. C'est sans doute plus difficile d'être un acteur qu'une actrice.
Et dans la vie?
I. H.: Nos aînées ont travaillé pour nous. Le terrain a été déblayé. Depuis le début du siècle, on a fait du chemin, même s'il reste encore beaucoup à faire. On ne se pose plus les problèmes de la même manière. Mais quand ii y a des guerres, ou des bouleversements, ce sont tout de même les femmes qui trinquent en premier. Et des inégalités subsistent partout.
Votre fille Lolita fait actuellement ses débuts au cinéma, sous la direction de Claire Denis, avec Béatrice Dalle et Bambou. Que ressentez-vous: fierté, angoisse. ...
I.H.: Ce ne sont pas vraiment ses débuts. Elle a déjà fait deux films (La Vie moderne, de Laurence Ferreira Barbosa, et 18 ans après, de Coline Serreau). Je lui fais totalement confiance.
Peut-on parler de «dynastie Huppert»?
I. H.: De toute façon, elle ne s'appelle pas Huppert. Elle s'appelle Lolita Chammah. Et elle est unique.
Etre la fille d'lsabelle Huppert lorsqu'on veut être comédienne rend-il les choses plus compliquées ou plus faciles?
I. H.: C'est a elle qu'il faut poser la question. Ce n'est ni plus compliqué, ni plus facile.
Vous êtes devenue, aujourd'hui, I'un des grands modèles de la jeune génération des comédiennes françaises qui rêvent toutes ou presque de votre carrière. Quel sentiment cela provoque-t-il?
I. H.: Un peu - beaucoup - d'incrédulité!.. Je ne me sens pas l'âme d'une chef de file. J'ai simplement essayé de ne pas ressembler aux autres, de me débarrasser de mes peurs et de dire «j'existe». Et j'ai su aller vers ceux qui savaient m'écouter et me regarder.
Qu'avez-vous inventé?
I. H.: Rien justement. J'ai un jeu «blanc» - une neutralité -, un jeu mat, et aussi, j'ai peut-être creusé un sillon sur certaines figures féminines que j'ai jouées et répétées d'un film à I'autre. On s'attend à voir des figures plus triomphantes ou combatives, alors que j'ai souvent choisi de parler du vide plutôt que du plein, de I'absence plutôt que de la présence. Et cela a fait écho. C'était dans I'air du temps, de toute façon.
Votre image d'«actrice intello» vous colle à la peau. Mais vous vous en moquez, non?
I. H.: Un peu, oui. Et puis, on m'a tellement posé la question! Cela dit, je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a un vieux fond de méfiance suspecte envers le spectre des intellectuels qui s'érigerait contre I'autre «groupe» qui serait quoi: les bons candides, ceux qui s'amusent, qui sont juste dirigés par leur bon sens? ... D'abord, une «actrice intellectuelle», je ne sais pas très bien ce que cela veut dire... Si c'est une actrice qui pense, alors oui, pourquoi pas? Mais une actrice met en jeu le corps, des sensations, des émotions. Elle n'est pas dans un espace intellectuel, mais dans un espace sensuel. Mais c'est peut-être parce que je suis capable de raconter ça qu'on me prend pour une intellectuelle? (rires)
On a le sentiment qu'être une star populaire vous aurait déplu, de toute façon...
I. H.: Non, pas du tout! Mais je ne suis peut-être pas populaire pour certains, mais très populaire pour d'autres. Je ne sais pas trop comment faire pour I 'être pour tout le monde. Peut-être cela suppose-t-il davantage de don de soi, une forme de générosité que je n'ai pas forcément. II faut être ce qu'on a envie d'être! Pourquoi entrer d'un coup dans le schéma de quelqu'un qu'on n'est pas?
Avez-vous conscience d'impressionner, parfois?
I. H.: Alors là, pas du tout! Je n'ai tellement pas ce sentiment, que, si vous me dites que je suis impressionnante, je n'arriverai même pas à comprendre ce que vous me dites... ça me rend très bête tout d'un coup!... (rires) .