Rappels, décembre 2007
ISABELLE HUPPERT
Des choix radicaux. Une exigence intacte. Une présence toujours plus ambiguë et troublante. Un talent mondialement reconnu. Isabelle Huppert est sans doute la plus grande comédienne française d'aujourd'hui. Rencontre quelques semaines avant de la retrouver sur la scène du Théâtre Antoine.
Rappels. Vous serez à l'affiche du Théâtre Antoine en Janvier pour la nouvelle pièce de Yasmina Reza, Le dieu du carnage, qu'est-ce qui vous a séduit dans ce projet?
Le rôle: c'est un rôle plutôt drôle car, bien que quelques vérités féroces sur notre époque soient assénées, la pièce est plus une comédie qu'un drame. Jusqu'à présent, j'avais joué, dans le théâtre contemporain, des textes plus sombres. L'idée d'aborder notre époque sous un angle plus comique m'a plu. Mais, au-delà de ça, Le dieu du carnage est surtout une très bonne pièce, écrite selon un principe déjà utilisé par Yasmina Reza: à partir d'un fait presque anodin, une situation se délite totalement, les apparences se révèlent trompeuses et, derrière elles, se dessine une vérité crue, parfois sauvage. Passer de la normalité au délire, c'est une perspective réjouissante.
Dans votre parcours, beaucoup de vos personnages mettent à mal les apparences. Débusquer ce qui se cache derrière le verni d'un personnage semble être une préoccupation permanente dans votre travail?
Les rôles intéressants sont ceux qui ne se donnent pas d'un seul bloc, ceux qui recèlent une part d'ombre et qui permettent d'aller un peu plus loin. Mais c'est aussi une chose qu'il faut parfois savoir aller chercher: tous les personnages n'offrent pas d'emblée cette profondeur. On peut décider de la leur donner. On dessine des contours, on cerne le personnage, pour pouvoir ensuite plonger dans des zones plus troubles et révéler ce que les apparences s'appliquent à dissimuler. En ce sens, oui, c'est une manière d'aborder les rôles.
A propos de Médée que vous aviez interprétée en 2000, vous disiez: "La vraie question est, comment porte-t-on le monstre en soi?", n'est-ce pas la question qui se pose pour chacun de vos personnages?
C'est, bien sûr, plus vrai quand il s'agit d'un rôle comme Médée dont la monstruosité est à la fois totale et centrale dans la pièce d'Euripide, mais la question reste identique pour tous les personnages et pour tous les êtres. Quel que soit le degré de "monstruosité" ou, disons, d'ambiguïté que chacun porte en soi, il est intéressant de trouver comment cela résonne, à chaque fois différemment, en chacun de nous.
Qu'est-ce qui motive vos choix au théâtre: est-ce les ressources de vos personnages, les textes ou la possibilité de travailler avec certains metteurs en scène?
Je dirais d'emblée la possibilité de travailler avec certains metteurs en scène. Je suis de celles qui croient encore à la mise en scène! Bob Wilson, Claude Régy ou Peter Zadeck resteront pour moi des rencontres d'exception. Mais on ne peut pas dissocier l'aventure théâtrale du texte, du langage.
Par rapport à vos précédentes pièces présentées dans des théâtres subventionnés, le registre de celle de Yasmina Reza n'est pas la seule nouveauté puisqu'elle sera jouée dans un théâtre privé. Cela représente-t-il pour vous une différence d'approche?
Oui et non. A priori le théâtre subventionné et le théâtre privé ont des vocations différentes qui ont certainement un impact sur la façon générale d'aborder les pièces. Et pourtant, en Allemagne par exemple, Yasmina Reza est jouée à la Shaubhüne, dont l'équivalent en France serait un théâtre subventionné. Sa première pièce créée à Paris l'avait d'ailleurs été dans un théâtre public. Ce sont les acteurs qui, en jouant avec la même implication dans l'une ou l'autre sphère, peuvent en annuler les possibles barrières.
Pour un acteur, la principale différence réside dans l'exploitation des spectacles, souvent plus longue dans le privé
Dans le théâtre subventionné aussi les pièces se jouent longtemps. Les tournées peuvent faire durer une aventure près d'un an et demi, dans une multitude de lieux très stimulante. J'aime beaucoup jouer longtemps dans des lieux différents. Ce sera la première fois que je jouerai si longtemps dans un même théâtre.
"Par essence, jouer un rôle
c'est être spontanée"
Du cinéma au théâtre, on retrouve dans vos personnages des points communs et une même façon très personnelle de les interpréter, préparez- vous vos rôles différemment au théâtre et au cinéma?
Pas tant que ça, non. L'idée d'un jeu qui serait différent au théâtre et au cinéma est révolue et m'est étrangère. Et un rôle ne se "prépare" pas. Au contraire, le vivre c'est l'abandonner peu à peu, comme un poids dont on se déleste. Ce qui change au théâtre c'est l'exigence incontournable, sur scène, de se faire entendre. Je n'ai jamais joué de pièces en vers et, probablement, dans ce cas, le travail sur la scansion serait tout à fait différent, mais sinon, j'aime bien penser qu'il n'y a pas de différence. Les spectateurs de théâtre sont également des spectateurs de cinéma: il sont habitués au temps cinématographique, au silence, parfois à une certaine forme de flottement. Le public de théâtre est capable de recevoir ces nuances. Alors le texte, même souverain, n'est pas tout puissant. Il y a autre chose qui agit au-delà des mots et, dans cet espace entre les mots, on est moins soumis au sens littéral de ce qui est dit.
Au théâtre vos dernières expériences ont été assez radicales. Vous parliez tout à l'heure de contraintes et, de ce point de vue, l'expérience de 4:48 psychose de Sarah Kane, où vous vous teniez debout totalement immobile pendant deux heures, est extrême. Comment se glisse-t-on dans de telles contraintes?
Chaque pièce a ses propres exigences. Pour la pièce de Sarah Kane, il nous est apparu évident à Claude Régy et à moi, que le texte imposait cette radicalité, cette immobilité. Il était totalement inenvisageable de le jouer d'une façon plus naturaliste ou réaliste. La pièce de Yasmina Reza obéira, elle aussi, à ses propres contraintes, elle imposera ses limites et c'est de ces contraintes que naît la liberté. Ce sont deux pôles indissociables et c'est la façon dont se mêlent et se répondent les deux, qui ont à voir avec le vrai et le faux, qui permet au naturel de surgir. Même si les contraintes y sont différentes, c'est d'ailleurs aussi vrai au cinéma.
Comment justement trouvez-vous votre liberté dans ces contraintes? Est-ce par une recherche personnelle ou dans le dialogue avec vos metteurs en scène?
Les deux. C'est une recherche permanente de la note la plus juste objectivement et subjectivement. Il s'agit d'être à la fois au plus proche de leurs attentes et de poursuivre son propre rêve, jusqu'à l'obsession. Ce sont des inconscients qui se répondent, des sensibilités qui réagissent l'une à l'autre. Chaque metteur en scène à sa propre façon de faire surgir chez l'acteur ce qu'il cherche et ce que l'acteur peut lui révéler.
Quand vous avez commencé votre carrière, qu'est-ce qui vous séduisait alors dans le métier de comédienne?
Je ne sais pas. Je ne crois pas qu'une chose en particulier m'ait séduite. C'est un ensemble. L'idée encore diffuse à l'époque que cela engageait une partie de l'être et de la vie, que cela pouvait être une aventure professionnelle, concrète et existentielle à chaque fois. Mais je n'en avais pas conscience, tout juste devais-je en avoir l'intuition.
Avec l'expérience, cette virginité de l'intuition n'a-t-elle pas tendance à se perdre un peu? Ne laisse-t-elle pas la place à une forme d'approche plus sophistiquée?
Je ne crois pas, non. Par essence, jouer c'est être spontanée. L'exercice lui-même exige ça. Sans doute cela dépend-il aussi du parcours de chacun: si on fait des choses sans y croire, ça peut être un risque. Mais, si on y croit, comme les enfants qui croient à la puissance de leur imaginaire, on garde cette indispensable ferveur. Par ailleurs, le contrôle ou la maîtrise de ce que l'on fait sont très illusoires. Pour un acteur, le cinéma comme le théâtre se fabriquent pour partie en-dehors de soi, à son insu: nous ne sommes qu'une partie du processus. L'écriture, la mise en scène, le décor, la lumière, tous ces éléments nous précèdent et, d'une certaine façon, nous déterminent. On est moins responsable de ce que l'on fait que ce qu'on veut bien croire et qu'on a raison de croire d'ailleurs!
Au théâtre, pour ménager cette spontanéité, avez-vous besoin que vos personnages gardent une part de mystère à vos propres yeux?
Non. Les personnages ne sont pas énigmatiques pour moi. Ce qui reste très mystérieux, c'est la représentation. C'est un moment étrange, unique, qui se renouvelle perpétuellement. C'est, à chaque fois, une chose totalement inconnue et mouvante qui impose des ajustements permanents. Il y a quelque chose d'insondable et la fascination reste entière pour moi, à vouloir toucher le fond de quelque chose qui reste inatteignable.
Propos recueillis par David Roux
BIO EXPRESS
Au cinéma comme au théâtre, la carrière d'Isabelle Huppert est certainement la plus riche des actrices françaises actuelles. Très tôt intéressée par le monde du spectacle, elle débute sa formation au Conservatoire de Versailles juste après son Bac. Ensuite, parallèlement au Conservatoire National de Paris, elle fait ses premières apparitions au théâtre sous la direction d'Antoine Vitez ou Robert Hossein. Son charme juvénile se double déjà d'une grande rigueur qu'il lui permet d'aborder le cinéma dès le début des années 70. En 1976, le Juge et l'assassin de Bertrand Tavernier la révèle au grand public. On l'aperçoit aussi dans Les valseuses, mais ce sont La dentellière (Claude Goretta, 1977) et surtout Violette Nozière (Claude Chabrol, 1978) qui ouvrent la voie aux compositions complexes qui la rendront célèbre. A l'image du rôle de jeune fille parricide de Violette Nozière, pour lequel elle décroche le prix d'interprétation féminine à Cannes, ses personnages sont souvent des êtres pervers cachant leur duplicité derrière une apparente innocence. L'ambiguïté de ses interprétations a séduit les plus grands réalisateurs: Chabrol, Deville, Tavernier, Chéreau, Ozon, Honoré mais aussi Cimino, Ferreri, Wajda, Losey ou Haneke, qui, avec La pianiste, lui a offert, en 2001, un second prix à Cannes.
Récompensée à Cannes, Berlin, Venise et célébrée partout à travers le monde, Isabelle Huppert brille aussi par la rigueur de ses choix au théâtre: dirigée par Bob Wilson, Claude Régy ou Jacques Lassalle, la radicalité de ses interprétations en a fait une comédienne d'exception.