Le Soir

M.A.D., mercredi, 5 octobre 2005

 

CINEMA

 

Patrice Chéreau fait du cinéma avec avidité et gourmandise

Entretien - Et « Gabrielle » exprime tous ses plaisirs de mise en scène avec Isabelle Huppert et Pascal Greggory, un couple bouleversant.

 

A bientôt 61 ans, le corps râblé et solide, dopé d'une énergie rayonnante qui lui vient de l'intérieur, Patrice Chéreau est un homme de passions. Théâtre, cinéma, opéra. Fouilleur d'âme, de coeur et de sexe, il a marqué les planches d'intensité, de rigueur, d'unanimisme. Il a formé de nouveaux acteurs, a permis un renouvellement chez les anciens. N'a jamais voulu plaire à tout prix. Il veut faire de même avec le cinéma. Et réussit. Trente ans après « La chair de l'orchidée » et une dizaine de films, il communique plus que jamais un véritable plaisir de cinéma avec « Gabrielle », d'après une nouvelle de Conrad. Et réunit à l'écran un couple puissant formé par Isabelle Huppert et Pascal Greggory.

Le mad - On aurait envie de dire que « Gabrielle » rejoint tous les plaisirs que vous offrent le théâtre et le cinéma dans votre passion de la mise en scène...

 

Patrice Chéreau - Vous avez peut-être raison. Le plaisir que j'ai de mettre en scène est en moi, constamment et je ne l'analyse plus. Les acteurs sur scène ou sur un plateau, je les dirige pareil. Les moyens qu'ils emploient sont différents, mais ce que je leur demande, la manière dont je les pousse, est équivalent. J'ai plus de plaisir aujourd'hui à faire des films, mais je n'oublie pas qui je suis, d'où je viens, ce que j'ai appris du théâtre, de l'opéra. Mais je souffre de devoir faire parler très fort les comédiens sur une scène. J'ai envie d'être de plain-pied.

 

- « Gabrielle » traduit aussi votre plaisir à pousser les choses formelles cinématographiquement : jeu de lumière, jeu entre noir et blanc et couleur, référence au muet...

 

- Absolument. J'ai essayé d'utiliser de façon responsable tous les moyens que le cinéma m'offrait. Dès le début, j'ai pensé cette histoire dans un très grand formalisme. Non pas pour fuir le réel, mais pour le mettre sous une loupe grossissante. « Gabrielle » est une histoire de couple, mais je voulais aller au fond des choses avec cela, car il y a quelque chose de particulier dans la nouvelle de Conrad. Ses personnages vivent de façon tellement ahurissante, se connaissent si peu et nous font toucher de tels gouffres que je ne pouvais pas filmer cela de façon naturelle.

 

- N'est-ce pas une manière de toucher au propos universel de la nouvelle de Conrad ?

 

- Bien sûr. Le paradoxe intéressant à travailler était : plus on reconstituait l'époque minutieusement, plus le couple pouvait toucher tout le monde de tout temps. Avec ma scénariste Anne-louise Trividic, on n'a parlé que de problèmes de couples d'aujourd'hui. On voit mieux les relations de ce couple grâce à l'époque et les costumes. Imaginez que j'aurai tourné la même histoire dans un grand appartement parisien actuel, cela n'aurait pas eu le même impact. Je voulais aller vers cette femme qui assume, découvre sa propre vérité et est capable de la dire. Elle sait exactement où sont sa souffrance et sa peine. Elle assume sans aucun romantisme. J'étais autant intéressé par le point de vue de cette femme que par cet homme qui est détruit. Au-delà du nécessaire.

 

- Chéreau-Huppert : l'association est une évidence et pourtant, vous n'aviez jamais travaillé ensemble. Pourquoi ?

 

- Je ne sais pas. J'ai eu un déclic très fort en la voyant dans « La pianiste » car elle allait plus loin que d'habitude. Je l'ai dit à Haneke qui m'a fait jouer dans son film « Le temps du loup » où jouait aussi Isabelle. Sur ce tournage, on a passé beaucoup de temps ensemble. Là s'est posé de façon aiguë le fait évident qu'on devait concrétiser quelque chose ensemble puisqu'on s'admirait mutuellement. Mais comme je ne suis pas quelqu'un qui cherche un projet pour une actrice, je ne me suis jamais demandé ce que je pourrais tourner pour Isabelle Huppert. J'ai attendu puis je suis tombé sur la nouvelle de Conrad. On a écrit en pensant que ce seraient Isabelle Huppert et Pascal Gréggory. Mais sans jamais faire du sur-mesure afin qu'ils puissent se surprendre eux-mêmes.

 

- N'avez-vous pas envie de poursuivre la collaboration avec Huppert au théâtre ?

 

- Je ne peux vous répondre car il faudrait que j'ai envie de faire du théâtre. Et là, je n'en ai pas envie. Je découvre avec gourmandise les plaisirs du cinéma. En trente ans, j'ai fait dix films : les quatre derniers, je les ai tournés dans les dix dernières années. Ce sont les meilleurs. Je me sens en accord avec moi et plein de possibilités par rapport au cinéma. Je préfère le cinéma où je ne sais pas où je vais.

 

- Où l'opéra ?

 

- Je ne sais pas car cela ne me rend plus heureux ! Je ne devrais pas le dire car j'ai encore deux opéras de Mozart à assumer, mais je préfère Wagner. Donc, pour l'instant, mon bonheur est au cinéma. Il m'apporte une énorme liberté.

 

Propos recueillis par

 

FABIENNE BRADFER