Sud Ouest

Magazine, dimanche, 25 septembre 2005, p. 3

 

Une cruauté douce

 

SOPHIE AVON

« Gabrielle ». Isabelle Huppert fait face à Pascal Greggory dans le dernier film de Patrice Chéreau, adapté

d'une nouvelle de Joseph Conrad. Un rôle qui lui a valu de recevoir un Lion d'or spécial à la Mostra de Venise 2005

« Je n'ai pas lu la nouvelle de Conrad, je suis paresseuse, dit Isabelle Huppert. Ce qui m'intéressait vraiment, c'était de travailler avec Patrice Chéreau. » On se demande d'ailleurs comment ces deux-là étaient restés jusqu'ici sans tourner ensemble. « Gabrielle » répare cette lacune. Le film a été écrit pour l'actrice, le rôle augmenté au point qu'elle en est désormais le pivot. Face à un Pascal Greggory au sommet de son art, Isabelle Huppert incarne cette femme de la Belle Epoque qui, du jour au lendemain, quitte son mari puis revient au logis et affronte la colère de celui qu'elle a humilié...

« C'est un film particulier, dit-elle, avec beaucoup de texte. Gabrielle est quelqu'un qui libère son langage. Elle arrive bardée de certitudes, elle a une cruauté très douce, ce qui n'est pas un calcul de sa part. Mais un calcul de Chéreau, oui », ajoute-t-elle malicieusement. « Patrice Chéreau a une façon très personnelle de creuser les histoires jusqu'à l'os, jusqu'à la souffrance, mais au moins, il ne vous dirige pas comme on conduit un cheval... »

Détresse intérieure. Le visage creusé, filmé au plus près par un cinéaste attentif aux moindres mouvements des traits, Isabelle Huppert poursuit obstinément son exploration froide des détresses intérieures. Dans un monde bourgeois où Gabrielle est comme une miniature prise au piège de son cadre, la comédienne déploie sans hystérie son personnage, le tend, le lâche, et le libère peu à peu. « Si bien que son propos n'a pas besoin de sortir dans la colère », poursuit-elle. « Un personnage, ça se sent plus que ça ne se pense, ça se ressent. J'ai construit Gabrielle à partir de choses que je pressens mais je ne la comprends pas forcément. Après, il y a la direction que vous fait prendre un réalisateur. Moi, j'y aurais mis peut-être davantage de sauvagerie mais Patrice Chéreau tenait à sa douceur apparente, à cette forme de docilité... »

Quand on l'interroge sur ces masques successifs derrière lesquels elle a toujours dit s'exposer pour mieux se cacher, sur la douleur de toutes ces femmes qu'elle semble avoir plaisir à incarner, elle répond doucement : « J'en suis arrivée à la conclusion que la souffrance d'une femme est un bon spectacle, que les gens qui s'interrogent sur leur vie, c'est une matière qui les intéresse... » Elle n'a pourtant jamais songé à plaire au plus grand nombre, s'est contentée de suivre son sillon, sa pente naturelle, son instinct. Et finalement, c'est ainsi qu'elle est devenue l'une des actrices préférées des Français. D'ailleurs, aurait-elle voulu changer son image qu'elle aurait échoué.

« Moi, je n'ai jamais envie d'un personnage mais d'un réalisateur, oui. Et puis j'ai envie d'être moi-même. Pour une actrice, le cinéma est une confrontation avec soi. Je n'ai rien envie de casser et quand bien même je le voudrais... Si on construit une carrière sur une pure mystification, c'est inintéressant, voire dangereux. Mais le reste, le choix des films et des auteurs avec qui l'on travaille, ça ne relève pas d'une planification, c'est un principe de réalité et une capacité d'anticipation... »

Dans le prochain Chabrol, elle interprétera un juge d'instruction. En janvier, elle tournera avec Skolimowski, l'auteur du si beau « Deep End » et de « Travail au noir ». Elle a aussi prévu de partir en tournée, à Montpellier d'abord, puis aux Etats-Unis, de Los Angeles à New York, avec « Psychose », de Sarah Kane, mis en scène par Claude Régy. Autant dire qu'elle ne se refera pas et c'est tant mieux.

« Gabrielle », de Patrice Chéreau. Avec Isabelle Huppert et Pascal Greggory. Durée : 1 h 30. En salle mercredi.

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