Le Temps février 2008
Isabelle Huppert sur le divan de Yasmina Reza
THEATRE. L'actrice brille dans une comédie de salon ambitieuse mais inaboutie.
Alexandre Demidoff, Paris
Samedi 9 février 2008
Yasmina Reza écrit depuis son divan pour des visiteurs calés sur le divan d'en face. La chroniqueuse de la campagne victorieuse de Nicolas Sarkozy s'adresse à des gens qui lui ressemblent: le spectateur-lecteur qu'elle projette fréquente les expositions d'art contemporain, mais fait la fine bouche, a lu Nietzsche, mais a presque tout oublié, chérit sa cuisine, mais se rêve délégué du CICR au Darfour. Ce portrait-robot, on l'extrait du Dieu du carnage, la nouvelle pièce de Yasmina Reza qu'elle met elle-même en scène au Théâtre Antoine à Paris où 700 spectateurs se bousculent chaque soir. La comédie est bien pensée, bien vendue. Isabelle Huppert en est l'hôtesse magistrale, et elle est entourée de trois comédiens d'exception, André Marcon, Eric Elmosnino et Valérie Bonneton.
Complètement enthousiasmant, ce Dieu du carnage? Non. Par excès de facilité, par peur aussi peut-être de heurter un public qui lui est acquis depuis son triomphal Art en 1994, par goût personnel, allez savoir, Yasmina Reza use de vieilles ficelles, comique de boulevard parisien qui est comme l'antidote au malaise que son propos pourrait susciter. L'agacement vient de là, de cette paresse de scénariste rentier qui transformerait presque un tableau dévastateur en un divertissement collet monté.
Au premier round de sa pièce, ce qui frappe pourtant, c'est combien Yasmina Reza est de son temps, combien elle épingle les misères d'un milieu qu'elle connaît - Roche Beaubois plutôt qu'IKEA. Au Théâtre Antoine, Isabelle Huppert incarne Véronique Houllié, écrivain bohème côté face, intransigeante côté pile. D'elle, on se dit qu'elle fait tout à corps perdu. A ses côtés, André Marcon joue son mari, Michel, grossiste en articles ménagers. Lui serait plutôt du genre à tirer le frein à main quand son épouse dévale la pente. Ces deux-là sont bouleversés: leur fils de 11 ans Bruno a perdu deux dents, victime d'un coup de bâton de Ferdinand, un camarade d'école. Dans leur salon, ils reçoivent les parents de la petite brute, Alain et Annette Reille (Eric Elmosnino et Valérie Bonneton).
Devant le canapé bas à gros coussins marron et la table submergée de livres d'art, tout commence par un silence. Une gêne, comme une panique. C'est ce que Yasmina Reza appelle dans ses didascalies un flottement. A l'arrière-plan, des lézardes courent sur une immense paroi blanche, comme pour suggérer que l'archaïsme menace la civilisation. Les deux couples doivent s'entendre sur les termes d'une déclaration destinée à l'assurance. Chaque mot compte. La mère de la victime écrit, c'est son métier. Le père de l'agresseur, Alain, est avocat. L'affaire paraît devoir se régler vite entre orfèvres du compromis. «Par chance, il existe encore un art de vivre ensemble, non?» jette comme en sifflotant Isabelle Huppert.
Mais voilà, cet art-là est en voie de disparition - s'il a jamais existé -, démontre Yasmina Reza. Chaque réplique révèle le fossé qui sépare deux visions de la société. Véronique (Isabelle Huppert) a des convictions: l'agresseur de son fils doit reconnaître la gravité de son acte, réparer en demandant pardon, seule façon de se purifier peut-être. Le père du coupable, lui, ne croit pas à ce rituel-là. Son Ferdinand est un sauvage, décrète-t-il, il s'excusera mais ne changera pas. D'un côté, donc, les principes de l'écrivain, de l'autre, le souci de préserver les convenances de l'avocat. L'idéalisme et le pragmatisme, pour dire vite.
Une guerre d'intérieur éclate bientôt. Chaque mot est une mèche. Le talent de l'auteur, alors, c'est de rappeler combien le langage, même policé jusqu'à la banalité, délie les êtres; combien la pulsion de mort complote sous la convention; combien la bienséance est une conquête fragile, une imposture nécessaire peut-être. Dans ce no man's land qui s'ouvre devant eux, les protagonistes chancellent. Dans la scène la plus extravagante et la plus cruelle de la soirée, Annette (Valérie Bonneton, légère au bord de tout, excellente) vomit sur les livres d'art de Véronique. Isabelle Huppert, élastique et merveilleusement froissée, offre alors une crise de nerfs inoubliable, à plat ventre sur le canapé.
Le meilleur de ce Dieu des carnages est là, dans ce malaise qui vire à la folie. Moraliste, Yasmina Reza ne résiste hélas pas à la tentation d'amuser à bon compte: des coups de fil en série de la belle-mère évidemment pénible de Véronique en pleine bataille de salon; et puis encore Annette qui vomit une deuxième fois. Ce comique de répétition est aussi aveu de faiblesse. Yasmina Reza compose depuis son divan un théâtre intime, le cliché sociologique de son temps. Mais son obsession de plaire l'empêche d'écrire une grande pièce qui marque durablement.
Le Dieu du carnage, Paris (10e), Théâtre Antoine, 14, bd de Strasbourg, jusqu'à fin avril (Rens. 00331/42 65 35 02); 1h30.