Le Temps, no. 2479
Samedi culturel, samedi, 4 février 2006
Les visages d'Isabelle H.
Plus de 120 photographies d'Isabelle Huppert, présentées à Paris et bientôt tout autour du monde, célèbrent le visage de la comédienne et le portrait du XXIe siècle.
Laurent Wolf
Plus de 120 photographies d'Isabelle Huppert, dont une grande partie ont été commandées spécialement, et des installations vidéo de Roni Horn et Gary Hill. Voici le thème d'une exposition hors norme, puisqu'elle n'est organisée par aucune des institutions parisiennes dont ce serait la vocation mais par la Ville de Paris, soutenue par l'un des plus grands industriels du luxe, LVMH. Et qu'après avoir été présentée à New York l'automne dernier, au Museum of Modern Art, à l'occasion de l'inauguration de ses nouveaux espaces, elle ira à Berlin, Madrid, Tokyo, Rome, Londres, Rio de Janeiro, São Paulo et Pékin avant la fin de l'année 2007.
S'agit-il d'une opération glamour? C'est d'abord une interrogation passionnante sur la photographie elle-même. Elle rassemble les oeuvres d'une pléiade de photographes célèbres et permet d'observer la richesse et les variations du regard photographique. C'est aussi une «opération amour», puisque ce projet est dû à l'initiative de Ronald Chammah, le mari de la comédienne; il est donc le fruit d'une certaine idée de la photographie comme toute autre exposition de ce genre, mais il peut aussi être vu comme un voyage sentimental. Il est, de ce fait, fidèle à la tradition du portrait.
L'irruption de la photographie dans les musées ou les foires d'art et les prix obtenus par les vedettes de ce moyen d'expression sont des événements majeurs de l'art contemporain dans la dernière décennie du XXe siècle. Cette irruption coïncide avec le perfectionnement des techniques de tirage, mais aussi avec l'accès de moins en moins coûteux à la puissance informatique et aux logiciels de traitement de l'image, qui permettent aux artistes de l'utiliser non seulement en tant que moyen de captation et de reproduction, mais aussi de transformation. La photographie d'art contemporain est désormais un genre à part entière, séparé de l'héritage du photoreportage, de la photo industrielle et de la photo de mode.
L'exposition La femme aux portraits (qui est aussi un livre publié aux éditions du Seuil) présente des oeuvres de grands photographes des anciennes générations - Robert Doisneau, Willy Ronis, Henri Cartier-Bresson, Robert Frank, Jacques Henri Lartigue, notamment. Leur voisinage avec celles d'artistes classés dans l'art contemporain permet d'observer l'écart stylistique qui se creuse entre les différents usages de la photographie.
Un cliché de Patrick Faigenbaum présente Isabelle Huppert, assise sur une chaise devant un fond vert sombre mêlé de gris, qui s'assombrit de haut en bas et de gauche à droite. Isabelle Huppert est vêtue d'une veste noire sur un chemisier blanc à col ouvert. Elle a les mains croisées sur les cuisses. Ce portrait se distingue de beaucoup des autres clichés exposés par son immobilité. Mais aussi par sa relation explicite à l'histoire du portrait classique et surtout du petit portrait des XVe et XVIe siècles. Patrick Faigenbaum en utilise tout le dispositif, des rapports de couleurs et de valeurs jusqu'à la posture du modèle.
Patrick Faigenbaum est né en 1954. Il a une formation de peintre. Il a présenté au Louvre en 2005 une exposition de travaux réalisés dans le musée. C'est un familier des lieux qui fait oeuvre de cette familiarité. On est enclin à comparer son Isabelle Huppert à un portrait célèbre conservé au Louvre, celui d'Elisabeth d'Autriche par François Clouet (1505/10-1572) - épouse de Charles IX et reine de France, huile sur bois, 36 X 26 cm, 1571. La comparaison est éloquente. A l'exception du cadrage et des vêtements qui appartiennent à leurs époques respectives, tout y est, de l'équilibre des couleurs et des lumières à la position des mains, au visage et au regard.
On a l'impression que Patrick Faigenbaum se demande ce que serait un portrait du XXIe siècle dans le regard de Clouet. S'il habille Isabelle Huppert avec une veste sans apparat, c'est pour signifier que cette simplicité, opposée à l'opulence des vêtements d'Elisabeth d'Autriche, est la forme actuelle de la représentation de soi. Il y a chez Clouet une recherche maniaque et presque effrayante de la précision. Cette précision souligne la simplicité des mains, la carnation du visage, l'immobilité des yeux et le calme de son modèle. C'est exactement ce qu'obtient Patrick Faigenbaum. S'il avait vêtu Isabelle Huppert avec des habits de haute couture brodés et rehaussés, la fantaisie et la richesse du costume auraient écrasé le peu de corps découvert. C'est donc avec des moyens apparemment différents de ceux de Clouet qu'il recrée le même rapport entre le vêtement et la nudité de la chair.
Au cours des années 1930, Walter Benjamin publiait un essai intitulé L'OEuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique. On tire généralement de sa lecture l'idée que la reproductibilité, en particulier celle que permet la photographie, prive désormais les oeuvres d'art d'une qualité qu'elles avaient jusque-là et que Benjamin appelle «l'aura». La reproductibilité comprimerait en quelque sorte l'oeuvre sur elle-même et la transformerait en objet. Patrick Faigenbaum apporte un démenti à cette vision pessimiste des techniques de reproduction. Il parvient à recréer l'effet d'amplification du portrait, c'est-à-dire à produire un espace disponible pour l'imaginaire du spectateur.
Le pictorialisme des photographes du XIXe siècle s'inspirait de la peinture sans parvenir à la dépasser ou à en maintenir les sortilèges. Les nouvelles technologies rétablissent l'autonomie de l'artiste par rapport à son instrument; elles lui permettent de renouveler le portrait ancien et d'en réinventer les moyens et les règles.
Isabelle Huppert,La femme aux portraits. Couvent des Cordeliers, 15, rue de l'Ecole de Médecine, 75006 Paris. Ouvert tous les jours sauf lundi de 10 à 18h. Jusqu'au 22 février. Ronald Chammah et Jeanne Fouchet (sous la direction de), Isabelle Huppert, La Femme aux portraits, Editions du Seuil, 23X28 cm, 168 pages.
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