Le Temps, no. 2699

Culture, samedi, 21 octobre 2006

 

Adjani-Huppert, la mort leur va si bien

THEATRE. Elles se détestent, dit la rumeur. Mais elles sont époustouflantes l'une et l'autre sur scène. Portrait croisé de deux reines rivales qui mettent à genoux Paris.

 

Alexandre Demidoff, Paris

Deux reines à Paris. Et des milliers de soupirants à leurs genoux. Isabelle Adjani et Isabelle Huppert tutoient chacune les ombres, souveraines, la mort aux trousses. La première incarne Marie Stuart la catholique condamnée à la hache du bourreau sur ordre de sa rivale Elisabeth Ire. La seconde est Madame de Merteuil dans Quartett, épilogue aux Liaisons dangereuses signé Heiner Müller.

Les deux spectacles ne se valent pas. Sous la plume de l'Allemand Wolgang Hildesheimer, les deux dernières heures de Marie Stuart sont, au Théâtre Marigny, d'une saisissante indigence dramatique - les personnages secondaires sont bâclés. Mais Isabelle Adjani est si poignante en suppliciée guettée par la folie qu'on oublie les faiblesses du reste. A l'Odéon, avant la Comédie de Genève en juin, Quartett est une toile de maître. Le pinceau est tenu par Bob Wilson. Chaque scène est un tableau onirique où deux monstres cérébraux - la Merteuil et Valmont - usent des artifices du théâtre avant de mourir.

Les deux Isabelle rivalisent à distance. C'est leur fatalité d'être ainsi associées, elles qui ne s'aiment pas. Elles ont en commun l'âge - Adjani a 51 ans, Huppert 53. Une peau de donzelle qui est leur privilège. Une aura de star depuis trente ans. Elles se sont même croisées dans Les Soeurs Brontë (1979) d'André Téchiné. Leurs agents respectifsveillaient à ce qu'elles aient exactement le même nombre de répliques.

Ça, c'est pour la surface. Leurs choix au théâtre révèlent leur fossé. Isabelle Adjani, qui admire Marie-Antoinette comme Lady Diana, serait plutôt une classique à tendance dépressive. En 2000, elle agonisait dans La Dame aux Camélias. Isabelle Huppert, elle, est une moderne qui se projette vers l'inconnu, parce qu'elle se sent capable d'en revenir. Elle a ainsi prêté corps et voix à 4.48 Psychose de l'Anglaise Sarah Kane - jeune auteur qui a transposé l'actualité dans des pièces chocs avant de se suicider à 28 ans en 1999.

Et sur scène, dans les actes? Disons qu'Isabelle Huppert, c'est le corps fait oeuvre - elle aurait inspiré à Mallarmé un sonnet de dentelles. Et Adjani, la vie magnifiée en drame. A l'Odéon, la première entre ainsi en scène: fuselée dans une robe violacée, elle marche à pas comptés, fantôme de la Merteuil, un bras nu tendu vers on ne sait quoi, l'absence qui est déjà son présent sans doute. Chacun de ses gestes est codé, manière très wilsonienne de rêver le théâtre, de l'arracher à son socle psychologique. L'actrice est au service de Bob Wilson. Elle est sa créature qui feule, susurre à volonté. Elle se plie. Et elle exerce ainsi sur un mode paradoxal son pouvoir d'interprète, maîtresse d'une palette hors du commun. Elle serait donc souveraine, mais dans l'effacement de soi - ses affects. Sans égale parce que sans ego dans la balance de l'art.

Isabelle Adjani, elle, jette sa vie dans la bataille. Le rideau de fer se lève. Un courant d'air froid nous glace. Au fond, une vieille en chemise d'aliénée se heurte à un mur rouge. C'est Adjani, arrondie, cheveu sale, méconnaissable. Elle est Marie Stuart dans la débâcle de sa dernière nuit. Et elle est dans la vérité du rôle - telle qu'elle l'a pensé - des braises dans une voix qui ne larmoie jamais. Si Huppert s'absente en tant que sujet, Adjani se raconte dans l'ombre de son personnage, sans que ça ne sonne jamais faux. «Ne me regardez pas. Mon corps, mon visage. Je ne me reconnais plus.»

Au-delà des esthétiques, les Isabelle partagent ceci: elles se confrontent à une fiction de mort, dans la grande tradition des tragédiennes. La star, c'est peut-être ça: un art de mettre en jeu sa disparition. De la fantasmer devant l'assemblée de ses admirateurs. D'éprouver le manque qu'elles laisseront. Dans Quartett, Isabelle Huppert joue ses adieux ainsi: couchée devant un aquarium où divague un poisson, elle lâche, spectrale: «Mort d'une putain. A présent, nous sommes seuls, cancer mon amour.» Puis elle se lève, file vers le lointain, suspend la fin, un escarpin à la main, répétant à l'infini son oraison. La mort devient tableau. Et le public applaudit la prouesse.

Isabelle Adjani, elle, meurt au premier plan, dans une robe où coulent des rivières de diamants. Elle pose sa tête sur le billot, adresse un salut aux anges. Volupté de reine. Le rideau s'abat sur cette image sainte. Et quand il se relève, 800 spectateurs ovationnent debout la revenante. Elle murmure «merci». Et elle n'arrête plus de dire «merci». Et on est bouleversé par cette ingénue. Mourir en scène, nous souffle Adjani, ce serait donc ça: se dépouiller de ses attributs d'idole, s'alléger et revenir à la lumière aux saluts, dans la joie pure d'être aimée, un instant, pour soi. Au-delà des fantasmes. Au-delà de l'art. Au-delà de tout.

La Dernière Nuit pour Marie Stuart, Théâtre Marigny, jusqu'au 19 nov. (loc. 0033/153 96 70 00); Quartett, Théâtre de l'Odéon, jusqu'au 2 déc. (rés. 0033/1 53 45 17 17) http://www.festival-automne.com)

Encadré(s) :

De l'art de bien mourir en scène, une obsession d'acteur

Alexandre Demidoff

Mourir devant son public est une obsession d'acteur. Certains y réussissent. Exemple canonique: Molière, le 17 février 1673. Alors qu'il joue Le Malade imaginaire, il est pris de malaise. Et meurt quelques heures après chez lui.

La plupart ne vivent pas cette apothéose. A défaut, certains donnent le maximum de publicité à leur agonie. Idole de la France napoléonienne, avant de devenir celle de la Restauration, Talma transforme son crépuscule en tragédie palpitante. En 1826, son agonie se transforme en feuilleton médiatique. Jour après jour, la presse relate les derniers jours d'un tragédien qui ménage ses effets: quatre fois de suite, il congédie un évêque venu lui donner l'extrême-onction. Il ne pardonne pas à l'Eglise d'avoir si longtemps méprisé les enfants de Molière.

La déesse Sarah Bernhardt (1844-1923), elle, dormait parfois dans un cercueil. Au théâtre, elle avait un faible pour le rôle de Marguerite Gautier. Avant de mourir, elle confiait ceci: «Moi qui, tant de fois, dans presque tous mes spectacles, suis morte sur scène, je vais cette fois mourir pour de bon. J'aurais préféré que ce soit dans un théâtre, au milieu de mes partenaires, face au public. A la fin de La Dame aux Camélias, par exemple. S'éteindre en même temps que Marguerite Gautier, quel rêve!»

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Numéro de document : news·20061021·TE·192123