Le Temps, no. 2132

Culture, mercredi, 22 décembre 2004

 

Isabelle Huppert et Catherine Frot se croisent dans le premier film d'une parfaite inconnue

 

Thierry Jobin

Les sorties de ce mercredi sont à ce point bancales que Les Soeurs fâchées apparaît encore comme la meilleure des alternatives. Voilà un film dont la gestation est plus intéressante que le résultat à l'écran. Le fait n'est pas rare, malheureusement, et les stratégies marketing sont passées maîtres dans l'art de vendre les coulisses d'un tournage plutôt que l'ouvrage fini. Dans ce cas précis pourtant, la chance qui a souri à la réalisatrice Alexandra Leclère vaut tous les contes de Noël.

Le film déroule, on l'aura deviné, l'histoire de deux soeurs, une des villes (Isabelle Huppert) et une des champs (Catherine Frot), fâchées, mais qui se retrouvent à l'occasion d'un artifice scénaristique: Louise la provinciale, esthéticienne au Mans, monte à Paris où sa soeur Martine l'héberge, parce qu'un éditeur, Grasset, est intéressé par son improbable premier manuscrit. La rencontre entre la chaleureuse Catherine Frot et la froide Isabelle Huppert suit scrupuleusement ce que ces deux comédiennes ont déjà offert par ailleurs: la fausse naïveté et la candeur de Frot (Un Air de famille, La Dilettante), la dureté torve et la rigidité d'Huppert. Faut-il vraiment énumérer tous les titres, notamment les récents La Pianiste ou Ma Mère, où cette dernière s'illustra, certes brillamment, dans ce registre?

Outre sa mise en scène appliquée et sans originalité, Les Soeurs fâchées ne propose guère que deux idées. Primo, une première rencontre entre deux actrices appelées à se croiser un jour ou l'autre; malheureusement, le choc a lieu dans un cadre de téléfilm qu'on rêverait plus ambitieux. Deuxio, une question qui taraude le spectateur tout au long de la projection: le film n'aurait-il pas été meilleur, moins attendu, si Catherine Frot avait tenu le rôle d'Isabelle Huppert et réciproquement?

Faute de réponse, la rencontre entre les deux comédiennes occupe le reste de l'attention. Et cette question: pourquoi se sont-elles donné rendez-vous sur le premier film d'une parfaite inconnue? La tradition du cinéma veut que les grandes figures s'offrent des écrins à leur taille. Le plus bel exemple? Al Pacino et Robert DeNiro attendant un cinéaste capable de mélanger la nitro et la glycérine, Michael Mann, pour se rencontrer enfin (Heat).

Pourquoi donc Alexandra Leclère? Pourquoi une jeune femme qui a découvert son envie d'écrire et de réaliser il y a seulement cinq ans? Pourquoi une cinéaste qui n'avait tourné qu'un seul court métrage, Bouche à bouche, conversation entre soeurs déjà? Pourquoi une fille de militaire qui n'avait rien à voir avec le milieu du cinéma? La période actuelle appelle une réponse de circonstance: parce que, à n'en pas douter dans le cas des Soeurs fâchées, le miracle de Noël existe. Alexandra Leclère a écrit son scénario durant six mois. Il lui a suffi de puiser dans son autobiographie: comme Martine des villes, sa soeur aînée ne lui parle plus depuis cinq ans; comme Louise des champs, elle a décidé d'attraper l'homme de sa vie par le col, lasse de le croiser chaque jour pendant deux ans sur le chemin de l'école.

Pour Alexandra Leclère, la cour d'école est une cour des miracles. Puisque c'est là aussi que se noue le destin des Soeurs fâchées. Elle rencontre Isabelle Huppert devant l'établissement où celle-ci amène son fils. De fil en aiguille, avec le soutien de Dominique Besnehard qui devient son agent après lecture du scénario et visionnement du premier court métrage, elle parvient à décider la comédienne. Il n'en faut pas davantage, évidemment, pour convaincre Catherine Frot, puis François Berléand, dans le rôle (le meilleur du film) du mari frustré de la soeur frustre des villes. La belle affaire: Alexandra Leclère avait d'emblée écrit son script pour ses deux actrices principales. D'ordinaire, un jeune scénariste écrit en pensant à des noms établis, mais sans trop espérer les voir ensuite incarner sa création. Faut-il décréter, en attendant un second film moins studieux, qu'Alexandra Leclère, à défaut d'être une immense cinéaste, porte la chance de son côté?

Les Soeurs fâchées, d'Alexandra Leclère (France 2004), avec Isabelle Huppert, Catherine Frot, François Berléand, Brigitte Catillon, Michel Vuillermoz.