Huppert aux bouffes du Nord, Théâtres, novembre 2002
Les Bouffes du Nord, Isabelle Huppert, Sarah Kane, Claude Régy. Une salle magiquement atypique. Une star pas comme les autres, qui fuit le glamour et affirme avec détermination sa passion pour l'aventure. Un auteur énigmatique qui, au long de cinq pièces, a crié sa terreur et sa fureur de vivre avant de se suicider à 28 ans. Un metteur en scène qui a su inventer une forme de théâtre extrême, un théâtre de l'esprit, de l'âme, du mystère humain...
Ainsi, de soi-même, par la force des évidences, se crée l'événement de la saison, à Paris avant de partir en tournée. Naturellement, le nom d'Isabelle Huppert garantit l'intérêt des publics. Mais elle ne se conte pas de gérer sa célébrité. Au théâtre plus encore qu'au cinéma, elle s'appuie sur sa maîtrise d'elle-même et sur son talent pour aller là où elle n'est pas. Au risque de gagner. Gageons qu'elle gagne...
Claude Régy m'a raconté que vous ne lui aviez jamais formellement dit « oui » pour ce rôle et que vous aviez répondu par un geste qui avouait une sorte de fatalisme. Etait-ce une rencontre inévitable pour vous ?
Certaines aventures obéissent à une nécessité, s'imposent comme une évidence. Mais ce geste signifie peut-être aussi qu'on ne peut répondre parce qu' on ne sait pas où cela va nous emmener. Avec ce texte de Sarah Kane et accompagnée par Claude Régy, j' avais I'intuition, qui se vérifie jour après jour, que la pièce me conduirait dans des régions inhabituelles du théâtre.
Pourquoi ?
Le texte est quasiment un monologue, même si je ne suis pas seule sur le plateau. Gérard Watkins m' accompagne, mais notre relation est très particulière : nous ne nous voyons jamais, il est comme une présence qui m'enveloppe. Ce dispositif et ces paroles monologuées créent d'emblée une tonalité singulière, qui déborde les codes familiers de I'art dramatique. Curieusement, j'ai trouvé très rapidement des repères dans cet espace atypique, parce que la pièce m' a traversée de façon immédiate, très intime, alors qu'elle n'évoque pas forcément des situations et des sentiments que je connais. Elle parle de la mort, du suicide, de la maladie mentale mais aussi du rapport à la vie, d'une exigence de vie, ,de la difficulté de vivre... L'écriture de Sarah Kane ne ressemble à aucune autre. Elle associe une langue poétique avec un vocabulaire extrêmement concis, réel, comme lorsque qu'elle énumère !e nom des médicaments qu'elle avale. La prose, le vers, la scansion sont mêlés, jouent sur les sonorités, les rythmes, les silences... comme dans la chanson. C'est un texte musical. Elle disait d'ailleurs que, face à tout ce que la musique peut libérer dans I'imaginaire, elle se sentait impuissante avec les mots, qu' elle trouvait contraignants et limites. En fait, son écriture allie une grande liberté de style et une construction très précise, très pensée pour I'acteur aussi. Elle parvient à indiquer le fond par la forme. Les sons, les cadences, la présence ou non de ponctuation. . . Tout est porteur de sens, même la typographie. Par exemple, selon qu'elle dispose des chiffres de façon éclatée, comme sur une carte du ciel, ou selon qu'elle les aligne en colonne, le sens change.
Comment pénétrer dans ce texte où n'existe pas de personnage au sens classique mais où une voix nous parle depuis un au-delà indéfinissable ?
La pièce invite à plonger au plus profond de soi et donne formidablement la possibilité de transmettre de I'intime - ce que cherche tout acteur. Un écrin comme les Bouffes du Nord favorise cette proximité car je ne suis pas obligée de forcer sur ma voix pour que les spectateurs m'entendent. Mais, au risque de me contredire, le texte permet ensuite, et peut-être même est-ce nécessaire, d'imaginer un personnage, Sarah Kane, tout simplement... Pour me protéger derrière une autre identité, qui ne serait pas moi... Pour écarter la tentation de se laisser complètement envahir par ces mots, éviter de glisser vers cette zone dangereuse où ils pourraient nous entraîner.
Cette parole se façonne dans les contradictions : colère autodestructive et désir de vivre s'entrechoquent en permanence. Réveillait-elle la part de violence qu'on a en soi ?
Pas plus que pour la plupart des autres rôles. je crois depuis longtemps qu'être actrice c'est se confronter à sa propre violence. Ici, la brutalité est dans les mots, dans ce qu'on sait du destin de Sarah Kane, mais elle n'explose jamais vraiment. C'est une violence qui la consume, mais sans agressivité ni haine. Avec de I'autodérision et de I'ironie, qui créent une certaine distance. Quand elle répond au docteur qui lui demande si elle a des projets : « Prendre une overdose, me trancher les veines et puis me pendre » , cela ne manque pas d'humour.
Comment imaginez-vous Sarah Kane après vous être immergée dans cette oeuvre testamentaire si intime ?
Comme quelqu'un avec une grande exigence et un fort appétit de vie mais aussi une énorme difficulté à vivre, à s'aimer, à savoir qui elle était. « Vous croyez qu'il est possible de naître dans le mauvais corps ? », demande-t-elle. Elle déteste son apparence de femme, se trouve trop grosse, moche, dévalorisée... Elle parle beaucoup de son corps. C'est très féminin. Sarah Kane ne cesse de chercher son identité. On sent son androgynie. Dans 4.48 Psychose, tantôt elle aime une femme, tantôt un homme. Son besoin physique parait n'être jamais en accord avec son esprit. Sarah Kane est aussi d'une extrême sensibilité à notre époque. Dans sa douleur, elle endosse la souffrance du monde, c'est comme une brûlure en elle. C'est en cela que son théâtre est aussi politique. Elle éprouve très violemment la dissonance des rapports humains, I'absurdité des conflits qui déchirent la planète, I'injustice qui fragmente la société... toute cette haine qui empêche I'harmonie. Elle s'en sent presque responsable, elle s'identifie à la maladie du monde. Elle va jusqu'à se prendre pour Dieu par moments. Ces accents mystiques traversent son écriture.
On sent également un besoin d'amour qui la déchire, une recherche éperdue de sa part manquante... `
Oui, la figure d'un amour inaccessible flotte dans toute la pièce. On peut penser aussi que, durant son séjour à I'hôpital, elle est vraiment tombée amoureuse du docteur, et qu'elle n'a pas supporté cet amour resté sans réponse pour elle. Cette hypothèse ne suffit certes pas à expliquer sa souffrance, car sa détresse et son manque puisent leurs racines bien au-delà. Parfois, les histoires d'amour malheureuses viennent simplement se loger dans un coeur déjà fissuré.
Comment, en tant que femme, abordez-vous I'androgynie qui émane du texte ?
Je m'y suis déjà confrontée avec Orlando, mis en scène par Bob Wilson, mais dans ses aspects ludiques, pas dans ce qu'elle peut révéler de douloureux. Au cinéma, je I'ai plutôt vécu comme une réalité objective, c'est-à-dire que, souvent, les rôles que j'ai interprétés ne répondaient pas au parangon de la féminité telle qu'on I'entend habituellement, sauf récemment dans La Vie promise, d'Olivier Dahan. je ne me sens pas toujours correspondre à I'image classique de la « Femme ». je crois que souvent j'exprime quelque chose de plus indéfini... une identité physique où affleure une part masculine. La Pianiste de Michael Haneke est le seul film où j'ai, d'une certaine manière, abordé la souffrance d' être dans cet entre-deux sexuel. Bien sûr, les situations sont très différentes. La pianiste n'affiche pas physiquement son androgynie. Cependant, dans son comportement, elle est un peu comme une mutante, c'est-à-dire que, maladroitement, elle agit un peu à la façon d'un homme : elle fixe les règles du jeu, non par volonté de pouvoir ou désir de séduction, mais par peur de ne pas être aimée comme elle voudrait. A sa façon, elle explore ce no man's land entre I'homme et la femme. Sarah Kane aussi. Sa sexualité incertaine n'est peut-être qu'une conséquence de la peur de ne pas être aimée comme elle voudrait. Elle ne sait pas si elle veut se comporter comme une femme ou comme un homme.
Dans la pièce, corps et esprit apparaissent irrémédiablement séparés. Comment traduire cela sur le plateau ?
« Le corps et l'âme ne peuvent jamais être mariés », dit-elle. Cette dichotomie est une manifestation de la psychose qui trouble son cerveau. C'est un état que je ne connais pas mais je peux en transmettre les effets. Sur scène, je le transforme en une sensation de douleur. Et puis le théâtre permet justement de saisir cette division mentale : parce que I'acteur est présent charnellement, il peut donner I'impression, émotionnellement, physiquement, que son corps est la et sa pensée ailleurs.
Avec Claude Régy, I'acteur apparaît plus comme un médiateur entre I'écriture et le spectateur que comme un interprète incarnant un personnage.
Cette conception oblige sans doute à se dépouiller de toute posture dans le jeu ?
Oui, son projet est d'affranchir I'acteur de toute tentative ou nécessité de théâtralité. II ne convoque pas I'acteur chez « I'acteur » mais la personne.
C'est-à-dire ?
Au théâtre, on fait trop souvent appel à des codes de comportements, à des contenances, des postures censés exprimer un caractère ou des sentiments. On se sent souvent limités dans ce projet, dans ce mensonge. Et donc, même quand j'interprète un rôle comme Medée, qui exige de composer un « personnage », je cherche en moi-même, avec mes moyens, et j'essaie de trouver des attitudes qui m'appartiennent. Avec Claude Régy, c' est ce que j'appelle I'état zéro du jeu. C'est dans cette condition qu' on devient médiateur car on procure de la sensation pure; aucune figure ne s'interpose alors entre I'acteur et ceux qui reçoivent le texte. C'est à la fois très intime et très difficile, parce qu'au théâtre on est toujours tenté de s' abriter derrière des poses. II faut trouver constamment la note la plus personnelle, la plus juste, être en relation totale avec soi, ce qui demande une grande concentration et une grande disponibilité. Dès qu'on perd cette liaison intérieure, dès qu'on se laisse distraire, on est vite pris dans une espèce de petite musique, on s'enferme dans des postures. Pour revenir à soi, il faut oublier qu'on est un-acteur-qui-joue-une-pièce-au-théâtre, autrement dit établir un lien de réalité avec le public, raviver sans cesse la sensation d'être au milieu des gens, se demander ce que cela signifie d'être là, dans cet espace donné, devant ces spectateurs-Ià. Paradoxalement, Claude Régy parvient à déthéâtraliser la représentation en faisant prendre conscience à I'acteur de sa position au sein du théâtre à chaque instant. Or, on oublie très souvent cette donnée de réalité alors qu'elle est essentielle.
Quand vous dites « je cherche avec mes moyens », quels sont-ils ?
Mes moyens, c'est moi, ce que je suis... ma capacité à projeter mon intériorité. Bien sûr, je possède des techniques, je sais moduler ma voix, canaliser mon énergie. . . Claude Régy sait que I'art dramatique ne se réduit pas à cet exercice-Ià, qu'il peut permettre cette confrontation plus personnel le avec soi-même. II a compris depuis longtemps que le théâtre peut être porteur d' autres choses.
Vous avez finalement peu joué au théâtre...
Oui, mais je me suis trouvée dans des aventures particulières, que ce soit avec Bob Wilson avec qui j'ai fait Orlando de Virginia Woolf, avec Peter Zadek (Mesure pour Mesure de Shakespeare à l'Odéon), avec Claude Régy déjà dans Jeanne au bûcher de Claudel à l'Opéra-Bastille ou en jouant Marie Stuart de Schiller au National Theater de Londres, ou Medée dans la cour d'Honneur du Palais des Papes, sous la direction de Jacques Lassalle. Auparavant, j'avais à mes débuts joue une pièce adorable de Jean-Jacques Varoujean, Viendra-t-il un autre été ?, puis j'avais travaillé avec Robert Hossein à Reims. Après, j'ai joué aux Bouffes du Nord On ne badine pas avec l'amour de Musset sous la direction de ma soeur Caroline. Plus tard, j'ai renoué avec le théâtre avec Un mois à la campagne de Tourgueniev, mis en scène par Bernard Murat. Donc, finalement, j'ai pas mal joué au théâtre quand même !
Est-ce pour vous un plaisir différent que de jouer au cinéma ?
Au théâtre, le plaisir surgit dans la douleur. Pour I'atteindre, il faut passer par un véritable chemin de croix ! Peut-être moins maintenant.. . A chaque fois, on se demande pourquoi on y retourne ! Sans doute parce que c'est magique, parce qu' on traverse des sensations qu' on ne peut éprouver nulle part ailleurs, parce qu'on sait qu'au plus profond de la souffrance il y a le plaisir annoncé. Oui, c'est pour <ça qu'on y retourne...
Qu'est-ce qui est douloureux ?
Etre devant 500 personnes et recommencer chaque soir est une situation objectivement difficile. De même que les contraintes formelles qu'impose le théâtre. Mais j'imagine que cela procure un certain... soulagement. Jouer libère le bouillonnement intime qui nous agite, laisse s'exprimer les autres « soi-même » qu'on réprime dans sa vie. Ca permet de crier en silence. . .
Propos recueillis par Gwenola David