Analyses filmographiques

1982/1992

Histoire de Pierra (1983) Marco Ferreri.

Ce qui est passionnant chez Marco Ferreri, c'est son art de la variation: d'un point de vue thématique, Histoire de Pierra n'est pas vraiment une surprise. Ferreri y poursuit une réflexion commencée depuis longtemps : les péripéties de la guerre des sexes, l'émergence d'« êtres de transition », le rôle de la femme dans la société contemporaine. I1 y a chez Ferreri une façon émouvante de taper avec obstination sur le même clou, qui fait qu'on est à chaque fois en terrain familier. Ce qui ne veut pas dire que le cinéaste se sclérose: Ferreri privilégie lors de chaque film telle ou telle facette du prisme du discours, ne filme jamais son univers exactement sous le même angle. L 'ensemble des films de Marco Ferreri dessine un monde dont les thèmes s'organisent à chaque fois selon une combinatoire légèrement différente. I1 y aura donc des redites, des reprises, mais aussi des variations, des orchestrations différentes : le retour du même, mais sous divers avatars. C'est la tout le prix de patient travail de bûcheron, ou rien n'est jamais figé dans une forme définitive. J'en veux pour preuve la séquence finale d' Histoire de Pierra : la mère et la fille (Eugenia et Pierra) s'étreignent, nues, sur une plage, lieu privilegié où se clôt chacun de quatre derniers films de Ferreri. Rêve de singe: une femme et sa petite fille. Chiedo Asilo : un homme et un petit garçon autistique. Contes de la folie ordinaire : un homme et une jeune fille rédemptrice. Que dit cette série, sinon que l'univers selon Ferreri obéit une constante redistribution des sexes et des âges, et que la réconciliation, le rachat, la fusion ou la mort (c'est selon) ne peuvent avoir lieu que face à la matrice originelle. La redistribution des sexes est indissociable de celle des âges de la vie. Cette Histoire de Pierra s'ouvre sur un accouchement et se termine sur une étreinte qui est, au-delà de sa dimension incestueuse, comme le renouement du lien ombilical. Ferreri, une fois de plus, refuse le mot et le concept d ' « enfant » : la façon dont il habille, dès les premières séquences, la jeune Pierra, fait d'elle une petite femme. (Déjà, à propos de Chiedo Asilo, il préférait au terme d' "enfant" celui de « petit homme », ou « petit monsieur » ) .

Ici, donc, deux femmes. L 'homme, dans Histoire de Pierra, est forclos. En douceur, mais quand même. Soit il s'éjecte de lui-même «( Il se passe trop de choses compliquées dans cette famille », dit en substance le jeune frère de Pierra). Soit il s'agrippe aux derniers vestiges de son pouvoir et de ses idéaux, comme le père (Marcello Mastroianni) s'accroche de façon dérisoire mais touchante, jamais ridicule, à cette « bandera rossa », version soft du sexe de Gérard Depardieu dans La dernière femme. Si tous les personnages de Histoire de Pierra ont à voir avec la folie, ce n'est pas de la même manière pour chacun. La folie du père lui vient de sa femme (de la Femme ?), et il ne sait qu'en faire, sinon en mourir. Eugenia et Pierra (Eugenia surtout) vivent à corps perdu une folie « ordinaire », entendons par là une folie qui est sinon dans l'ordre social, du moins dans l'ordre de leur nature. C'est dans la folie qu'Eugenia, et dans une certaine mesure Pierra (qui sait en gérer 1' héritage) puisent leur énergie. Elles peuvent vivre sur leurs propres ressources, faire de la folie non pas un instrument de déchéance, mais une véritable force de vie. La dernière scène montrera qu'après les internements successifs d'Eugenia, et malgré son vieillissement prématuré, elle a gardé intacte sa capacité à vivre : l'étreinte des deux femmes s'apparente à une transfusion sanguine, réciproque, à un bouche-à-bouche salvateur . Comment Ferreri filme-t-il ces femmes un peu sorcières, un peu vampires, capables de vider le sexe d'un homme sans passer par la pénétration, en préservant leur pouvoir et leur integrité (voir la scène cocasse où Pierra met complètement à plat l'homme qui a battu sa mère) ? C'est manifestement pour elles et en fonction d'elles qu'il organise son récit et qu'il règle sa mise en scène. Car le récit est à leur image : fantasque, non linéaire, soumis à des ellipses et à de surprenants changements de cap qui font passer, sans crier gare, le régime de la narration de la rapidité à la lenteur. Ce n' est pas le moindre charme de ce récit que de folâtrer et de partir soudain, sur des coups de tête, dans des directions inattendues. Quant à la mise en scène, où Ferreri tend manifestement vers des aspirations de plus en plus picturales, elle joue sur deux données plastiques délibérement antagoniques : la raideur phallique de l'architecture mussolinienne, et la suavité des courbes. Aux femmes donc, Seront réservées le cercle d'un manège, la roue d'une bicyclette, les courses circulaires autour d'une place déserte : moments superbes, aimés pour eux-mêmes, autonomes, libres.

A l'image de sa scène initiale (un accouchement tout en sourires), Histoire de Pierra baigne dans le doux placenta d'images et de sons. Le film tout entier est comme l'extension de la magnifique scène finale, pacifiante, de Contes de la folie ordinaire: au-delà des heurts et des électrochocs, ce sont toujours le plaisir et la douceur de vivre qui l'emportent. Ferreri y confirme son amour d'une sensualité directe, non sophistiquée dans cette histoire où l'on se bisouille à tout bout de champ règne, souveraine, une oralité ludique et souriante. II y a, on le sait, de l'ogre chez Ferreri. « Dévorer de baisers », « passion dévorante » : les expressions sont prises au pied de la lettre. S'il y a message chez Ferreri, il est de nature poétique, et le comportement brut l'emporte toujours sur l'explication psychologique. Ainsi, contrairement à Bernardo Bertolucci dans La Luna (cité ici avec quelque malice, semble-t-il), Ferreri dramatise constamment les données psychanalytiques de son récit. La scène où Pierra enfant voit sa mère faire l'amour sur la plage n'est pas vraiment donnée comme un traumatisme, et l'inceste pas vraiment comme une transgression. Histoire de Pierra n'est pas, contrairement aux apparences, un manifeste pour line sexualite « libérée », comme on dit. C'est d'abord une histoire pour enfants, un conte de fées moderne ( l'oralité de Ferreri, c'est aussi celle du conteur), une rêverie de poète sur une utopie où les tabous seraient sinon totalement levés, du moins déplacés, redistribués, comme joués aux dés: une nouvelle donne, et 1' Eden n ' est peut-être pas très loin. II y a dans le film une tres belle scène où Pierra, qui vient de découvrir, avec ses premières règles, sa féminité naissante, apprend, dirigée par sa mère, à découvrir le corps d'un doux géant barbu, dans un calme paradisiaque de début du monde : l'Eden était là, à deux pas de la ville, et l'on n'en savait rien... La représentation de ces états de Nature est - on le sait depuis plusieurs de ses films -le terrain sur lequel Ferreri est le plus à l'aise. La Culture, dans Histoire de Pierra, est expédiée en un raccourci saisissant qui nous fait passer en un instant de la haute antiquité (Médée, antiphrase du film), à une chanson d'aujourd'hui. Si Histoire de Pierra n' est pas le film le plus accompli de Marco Ferreri (La dernière femme ou Chiedo Asilo sont inconstestablement plus forts), ce n'en est pas moins un très beau film, où Ferreri semble avancer plus nettement dans deux directions que ses derniers films laissaient par instants pressentir. Celle, d'une part, d'un travail formel (cadre, lumière, couleurs) qui ne sombre jamais dans un esthétisme poseur mais qui place le film sous le charme particulier d'une lumière dont le cinéaste (fort bien secondé par Ennio Guarnieri, l'opérateur Gaumont-Italie, pour une fois délivré de ses décors habituels) saisit admirablement jusqu'aux infimes nuances. Celle, d'autre part, d'une infinie douceur, d'une tendresse chaleureuse. Avec sa grâce nonchalante, Histoire de Pierra est le film d'un homme plutôt serein, qui a depassé le pessimisme et qui préfère maintenant aux soubresauts du monde la lumière apaisante des aubes d'été.

A.Philippon ( Les cahiers du cinéma).


Sac de noeuds de Josiane Balasko(1984)

 

Film français de Josiane Balasko (1984). Scénario: J. Balasko. Image : François Catonne. Musique : Michel Goglat. lsabelle Huppert : Rose-Marie. Josiane Balasko : Anita. Farid Chopel : Rico. Daniel Russo : André. Jean Carmet : le pharmacien. Dominique Lavanant : l'infirmière. Coluche : Coyotte. Le genre. Comédie Post-Splendid mais vigoureuse. L'histoire.Rose-Marie en a assez d ' être tabasséee par son mari flic : Anita en a marre de donner son corps à l'épicier chinois pour qu'il lui fasse crédit. Du coup, Rose-Marie, qui croit avoir tué son mari, dérange Anita en plein suicide, et les voilà sur les routes à la recherche d'un ailleurs moins terne. Elles tombent sur Rico, malfrat malchanceux et lui aussi en cavale...

 

Une Marilyn des cités et une suicidaire chronique se font la malle.

Ce que j' en pense. La première demi-heure est vraiment réjouissante de méchanceté ordinaire, avec une crudité de situations et de langage qui évoque Bertrand Blier. II faut dire que les compositions des deux comédiennes. Balasko. grisâtre en imper informe, et Huppert, en Marilyn des cités HLM, tout skaï et maquillage sont assez savoureuses. Le film s'étiole par la suite, la réalisatrice abandonnant les provocations véristes pour une poétisation un peu gnangnan (qu'incame notamment le personnage de Chopel). Mais à sa sortie, la verdeur de Sac de noeuds tranchait vigourcuscmcnt (et agréablcment) avcc tous les film" post-Splendid et mollassons que l'.actrice interprétait à l' époque. Balasko faisait ses classes, et cet apprentissage a debouché in fine sur une comédie plus consensuelle et plus aboutie, Gazon maudit.

Aurélien Ferenczi (Télérama)

 


Une affaire de femmes (1988) Chabrol

L'itinéraire tragique d'une avorteuse pendant les années d'Occupation (Télé Obs)

La cliente est allongée sur la table de la cuisine. Droite comme un « i», une jeune femme rousse au visage impassible soulève le bas de la robe fleurie de la dame d'un geste sûr. C'est une faiseuse d'anges. La reine de l'aiguille à tricoter. Les risques encourus, les conséquences judiciaires, tout cela lui passe au-dessus de la tête. Ce qu'elle veut, c'est échapper à la misère des années d'Occupation. Avec deux gosses à nourrir et un mari (François Cluzet, époustouflant de justesse) qui traîne toute la journée en pyjama, pourquoi s'encombrerait-elle en plus de questions morales ?

Adapté d'un livre de Francis Szpiner retraçant l'histoire de Marie-Louise Guiraud, guillotinée le 30 juillet après avoir été dénoncée par bonne âme du régime de Pétain, ce quarante-deuxieme film de Claude Chabrol porte un regard implacablement lucide sur la société de l'époque. Sur la condition des femmes contraintes à des grossesses non désirées, mais aussi sur les malheureux piégés par la tentation des magouilles et des trahisons... Isabelle Huppert façonne son personnage à partir de petits riens. Des sourires, des frémissements, des inflexions qui changent de façon à peine perceptible. Un jeu subtil et naturel à l'image de ses retrouvailles avec Chabrol. II y avait dix ans qu'ils n'avaient pas tourné ensemble depuis « Violette Nozière ». Cette « Affaire de femmes » est une des plus belles réussites de leur association.

Martine Moriconi


suite : http://huppert.free.fr/analyse3.html